[Ce texte, extrait du discours "De l'action directe", a été écrit par l'anarchiste américaine Voltairine de Cleyre et publié intégralement en 1912 dans la revue "Mother Earth".
Si ses références politiques ont vieillies, le fond de ce discours, lui, raisonne dans les récents évènements -grèves, blocages économiques, occupations, manifs sauvages, affrontements, etc- en France (et notamment dans les raffineries en grève où, comme ailleurs, la répression administrative, policière et judiciaire a frappé fort et où la résistance à été la hauteur de ces attaques) qui démontrent qu'une grève est toujours synonyme de violences, à moins d'être inoffensive. Les réflexions portées dans ce trésor de la subversion viennent aussi à point nommé faire contre-poids à toutes les accusations stériles contre les camarades et compagnons accusé-e-s de "faire le jeu de la police" voir même d'être "manipulés par elle", ainsi que des débats sans fin et sans fond sur la "légitimité". C'est un vibrant plaidoyer contre ceux ou celles qui utilisent "la violence" comme argument pour discréditer tout mouvement ou toute action, en nous confinant à l'apathie.]"Pourquoi les patrons ont peur des grèves ?
Les syndicats ont atteint une taille bien plus imposante que celle des Knights of Labor et leur pouvoir a continué à croître, lentement mais sûrement. Certes cette croissance a connu des fluctuations, des reculs ; de grandes organisations ont surgi puis disparu. Mais dans l’ensemble, les syndicats constituent un pouvoir en plein développement. Malgré leurs faibles ressources, ils ont offert, à une certaine fraction des travailleurs, un moyen d’unir leurs forces, de faire pression directement sur leurs maîtres et d’obtenir ainsi une petite partie de ce qu’ils voulaient — de ce qu’ils devaient essayer d’obtenir, vu leur situation. La grève est leur arme naturelle, celle qu’ils se sont forgée eux-mêmes. Neuf fois sur dix, les patrons redoutent la grève — même si, bien sûr, il peut arriver que certains s’en réjouissent, mais c’est plutôt rare. Les patrons savent qu’ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont terriblement peur que leur production s’interrompe. Par contre, ils ne craignent nullement un vote qui exprimerait «la conscience de classe» des électeurs; à l’atelier, vous pouvez discuter du socialisme, ou de n’importe quel autre programme ; mais le jour où vous commencez à parler de syndicalisme, attendez-vous à perdre votre travail ou au moins à ce que l’on vous menace et que l’on vous ordonne de vous taire. Pourquoi? Le patron se moque de savoir que l’action politique n’est qu’une impasse où s’égare l’ouvrier, et que le socialisme politique est en train de devenir un mouvement petit-bourgeois. Il est persuadé que le socialisme est une très mauvaise chose — mais il sait aussi que celui-ci ne s’instaurera pas demain. Par contre, si tous ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement menacé. Son personnel aura l’esprit rebelle, il devra dépenser de l’argent pour améliorer les conditions de travail, il sera obligé de garder des gens qu’il n’aime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut-être endommagés.
On dit souvent, et on le répète parfois jusqu’à la nausée, que les patrons ont une «conscience de classe», qu’ils sont solidement soudés pour défendre leurs intérêts collectifs, et sont prêts individuellement à subir toutes sortes de pertes plutôt que de trahir leurs prétendus intérêts communs. Ce n’est absolument pas vrai. La majorité des capitalistes sont exactement comme la plupart des ouvriers : ils se préoccupent beaucoup plus de leurs pertes personnelles (ou de leurs gains) que des pertes (ou des victoires) de leur classe. Et lorsqu’un syndicat menace un patron, c’est à son portefeuille qu’il s’en prend.
Toute grève est synonyme de violence
Aujourd’hui chacun sait qu’une grève, quelle que soit sa taille, est synonyme de violence. Même si les grévistes ont une préférence morale pour les méthodes pacifiques, ils savent parfaitement que leur action causera des dégâts. Lorsque les employés du télégraphe font grève, ils sectionnent des câbles et scient des pylônes, tandis que les jaunes bousillent leurs instruments de travail parce qu’ils ne savent pas les utiliser. Les sidérurgistes s’affrontent physiquement aux briseurs de grève, cassent des carreaux, détraquent certains appareils de mesure, endommagent des laminoirs qui coûtent très cher et détruisent des tonnes de matières premières. Les mineurs endommagent des pistes et des ponts et font sauter des installations. S’il s’agit d’ouvriers, ou d’ouvrières, du textile, un incendie d’origine inconnue éclate, des pierres volent à travers une fenêtre apparemment inaccessible ou une brique est lancée sur la tête d’un patron. Quand les employés des tramways font grève, ils arrachent les rails ou élèvent des barricades sur les voies avec des charrettes ou des wagons retournés, des clôtures volées, des voitures incendiées. Lorsque les cheminots se mettent en colère, des moteurs « expirent», des locomotives folles démarrent sans conducteur, des chargements déraillent et des trains sont bloqués. S’il s’agit d’une grève du bâtiment, les travailleurs dynamitent des constructions. Et à chaque fois, des combats éclatent entre d’un côté les briseurs de grève et les jaunes et, de l’autre, les grévistes et leurs sympathisants, entre le Peuple et la Police.
Pour les patrons, une grève sera synonyme de projecteurs, de fil de fer barbelé, de palissades, de locaux de détention, de policiers et d’agents provocateurs, de kidnappings violents et d’expulsions. Ils inventeront tous les moyens possibles pour se protéger directement, sans compter l’ultime recours à la police, aux milices, aux brigades spéciales et aux troupes fédérales.
Tout le monde sait cela et sourit lorsque les responsables syndicaux protestent, affirmant que leurs organisations sont pacifiques et respectent les lois. Tout le monde est conscient qu’ils mentent. Les travailleurs savent que les grévistes utilisent la violence, à la fois ouvertement et clandestinement, et qu’ils n’ont pas d’autres moyens, s’ils ne veulent pas capituler immédiatement. Et la population ne confond pas les grévistes qui sont obligés de recourir à la violence avec les crapules destructrices qui les provoquent délibérément. Généralement, les gens comprennent que les grévistes agissent ainsi parce qu’ils sont poussés par la dure logique d’une situation qu’ils n’ont pas créée, mais qui les force à attaquer pour survivre, sinon ils seront obligés de tomber tout droit dans la misère jusqu’à ce que la mort les frappe, à l’hospice, dans les rues des grandes villes ou sur les berges boueuses d’une rivière. Telle est l’horrible situation devant laquelle se trouvent les ouvriers; ce sont les êtres les plus humains — ils font un détour pour soigner un chien blessé, ou ramener chez eux un chiot et le nourrir, ou s’écartent d’un pas pour ne pas écraser un ver de terre — et ils recourent à la violence contre leurs congénères. Ils savent, parce que la réalité le leur a appris, que c’est l’unique façon de gagner, si tant est qu’ils puissent gagner quelque chose. «Vous n’avez qu’à mieux voter aux prochaines élections!» affirment certains. Il m’a toujours semblé qu’il s’agit de l’une des réponses les plus ridicules qu’une personne puisse faire, lorsqu’un gréviste lui demande de l’aide face à une situation matérielle délicate, et alors que les élections auront lieu dans six mois, un an voire deux ans.
Malheureusement, ceux qui savent comment la violence est utilisée dans la guerre des syndicats contre les patrons ne prennent pas publiquement la parole pour dire: «Tel jour, à tel endroit, telle action spécifique a été entreprise; telles et telles concessions ont été accordées à la suite de cette action ; tel patron a capitulé.» Agir ainsi mettrait en péril leur liberté et leur pouvoir de continuer le combat. C’est pourquoi ceux qui sont les mieux informés doivent se taire et ricaner discrètement en écoutant les ignorants pérorer. [...]"
Voltairine De Cleyre
La suite du texte : ici.
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