Les anarchistes contre l’impérialisme
La tradition de lutte contre l’impérialisme est ancienne parmi les anarchistes, elle remonte à l’aube du mouvement, dans les années 1860-1870, et se poursuit aujourd’hui encore. De Cuba à l’Égypte, à l’Irlande, de la Macédoine à la Corée, à l’Algérie et au Maroc, le mouvement anarchiste a payé de son sang son opposition à la domination et au contrôle colonial et impérialiste.
Des anarchistes ont participé à des luttes de libération nationale, mais ils ont toujours affirmé que la destruction de l’oppression nationale et de l’impérialisme doit inclure la destruction du capitalisme et du système étatique et mener à la création d’une communauté humaine sur des bases communistes ou collectivistes. Solidaires de toutes les luttes anti-impérialistes, les anarchistes s’efforcent d’en faire des luttes de libération sociale plutôt que nationale. Des sociétés anticapitalistes et anti-impérialistes qui se fondent sur l’internationalisme et non sur un chauvinisme étroit, où les luttes au centre des Empires soient liées étroitement aux luttes des régions colonisées ou opprimées, et où elles soient contrôlées par les ouvriers et les paysans et reflètent leurs intérêts de classe.
En d’autres termes, nous sommes solidaires des mouvements anti-impérialistes mais nous condamnons ceux qui veulent instrumentaliser ces mouvements pour propager des valeurs réactionnaires (tout comme ceux qui s’opposent à la lutte des femmes pour leurs droits au nom d’une prétendue culture) et nous nous battons contre toute tentative de capitalistes ou de petits-bourgeois locaux pour s’approprier ces mouvements. Nous dénonçons la répression des mouvements anti-impérialistes par les États, mais nous dénonçons tout autant le droit des États de décider quelles protestations et quelles luttes sont légitimes. Il n’y a pas de libération si seuls changent le langage ou la couleur de la classe dominante.
Contre le nationalisme
Voilà en quoi nous nous distinguons du courant politique qui domine les mouvements de libération nationale depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’idéologie du nationalisme.
Selon cette idéologie, la tâche essentielle de la lutte anti-impérialiste consiste à créer des États-nations indépendants : c’est par l’État que la nation en tant que telle pourra exercer sa volonté générale. Kwame N’krumah, le fer de lance de l’indépendance du Ghana, disait :
« "Recherchez premièrement le royaume politique” est devenu le principal slogan du Convention People’s Party, car sans l’indépendance politique, aucun de nos projets de développement social et économique ne pourrait être appliqué. »[1]
Pour atteindre cet objectif, les nationalistes prétendent qu’il faut unir toutes les classes au sein de la nation opprimée contre l’oppresseur impérialiste. Ils affirment que l’expérience commune de l’oppression nationale rend secondaires les différences de classes, ou encore que la notion de classe est un concept importé qui ne s’applique pas dans leur cas.
Les intérêts de classe dissimulés derrière l’idéologie nationaliste sont évidents. Historiquement, ce sont la bourgeoisie et la classe moyenne des nations opprimées qui ont inventé et propagé le nationalisme. C’est une forme d’anti-impérialisme qui souhaite se défaire de l’impérialisme mais conserver le capitalisme, un anti-impérialisme bourgeois qui veut donner à la bourgeoisie locale une nouvelle place, la possibilité d’exploiter la classe ouvrière locale et de développer un capitalisme local.
Notre rôle d’anarchistes face aux nationalistes est donc clair : nous pouvons lutter à leurs côtés pour des réformes et des victoires partielles contre l’impérialisme, mais nous luttons contre leur idéologie étatiste et capitaliste. Nous avons pour rôle de gagner le soutien des masses à notre critique de toute domination, d’éloigner les ouvriers et les paysans du nationalisme et de les gagner à notre programme anarchiste et internationaliste de classe.
Bakounine et la Ire Internationale
Le soutien aux mouvements de libération procède directement de l’opposition des anarchistes à toute structure politique hiérarchique et aux inégalités économiques, et de leur projet de confédération internationale librement constituée de communes autonomes et d’associations libres de producteurs libres. Mais l’anarchisme rejette nécessairement les solutions étatiques à l’oppression nationale.
Si on peut désigner un fondateur de l’anarchisme, c’est bien Michel Bakounine (1818-1876). Sa théorie politique prend son origine dans les mouvements de libération nationale des peuples slaves, et toute sa vie il milita pour ce qu’on appelle aujourd’hui la décolonisation. Lorsqu’il évolua du nationalisme panslave à l’anarchisme, dans les années 1860-1870, à la suite du désastre de l’insurrection polonaise de 1863, il continua à militer en faveur des luttes pour l’autodétermination des peuples.
Bakounine ne pensait pas que l’Europe impérialiste « puisse maintenir dans l’asservissement » les pays colonisés :
« L’Orient, ces huit cents millions d’hommes endormis et asservis qui constituent les deux tiers de l’humanité, sera bien forcé de se réveiller et de se mettre en mouvement. » Il proclame « hautement ses sympathies pour toute insurrection nationale contre toute oppression » : chaque peuple « a le droit d’être lui-même et personne n’a celui de lui imposer son costume, ses coutumes, ses opinions et ses lois ». Pour lui, la libération doit s’accomplir « dans l’intérêt tant politique qu’économique des masses populaires » : si la lutte anticolonialiste se mène « avec l’intention ambitieuse de fonder un puissant État » ou si elle se fait « en dehors du peuple et ne pouvant, par conséquent, triompher sans s’appuyer sur une classe privilégiée », elle sera forcément « un mouvement rétrograde, funeste, contre-révolutionnaire ».[2]
« Toute révolution exclusivement politique, soit nationale et dirigée exclusivement contre la domination de l’étranger, soit constitutionnelle intérieure, lors même qu’elle aurait la république pour but – n’ayant point pour objet principal l’émancipation immédiate et réelle, politique et économique du peuple, serait une révolution illusoire, mensongère, impossible, funeste, rétrograde et contre-révolutionnaire.[3]
Si la libération nationale est entendue comme autre chose que le simple remplacement des oppresseurs étrangers par des oppresseurs locaux, le mouvement de libération doit donc fusionner avec le combat révolutionnaire de la classe ouvrière et de la paysannerie contre le capitalisme et l’État. Sans objectifs révolutionnaires sociaux, la libération nationale ne sera qu’une révolution bourgeoise.
L’Europe de l’Est
La lutte de libération nationale des ouvriers et des paysans doit être résolument antiétatique, car l‘État est forcément la chasse gardée d’une classe privilégiée et le système étatique ne ferait que recréer l’oppression nationale :
« Tout État qui... veut être un État réel, souverain, indépendant, doit être nécessairement un État conquérant... obligé de tenir en sujétion par la violence beaucoup de millions d’individus d’une nation étrangère. »
Cette lutte doit aussi revêtir un caractère internationaliste, remplaçant l’obsession de la différence culturelle par l’idéal universel de la liberté humaine ; elle participe de la lutte des classes internationale pour « l’émancipation totale et définitive du prolétariat de l’exploitation économique et du joug de l’État » et des classes qu’il représente. « La révolution sociale... par nature est internationale » et les peuples « qui aspirent à leur liberté doivent, au nom de celle-ci, lier leurs aspirations et l’organisation de leurs forces nationales aux aspirations et à l’organisation des forces nationales de tous les autres pays ». La voie « exclusivement étatique » est « fatale pour les masses populaires », alors que l’Association internationale des travailleurs « libère chacun de nous de la patrie et de l’État... Le temps viendra où... sur les ruines des États politiques sera fondée en toute liberté l’alliance libre et fraternelle, organisée de bas en haut, des associations libres de production, des communes et des fédérations régionales englobant sans distinction, parce que librement, les individus de toute langue et de toute nationalité ».[4]
Ces idées ont été mises en pratique en Europe de l’Est depuis les années 1870 : on rappellera le rôle actif joué par les anarchistes dans les soulèvements de Bosnie-Herzégovine de 1873, contre l’impérialisme austro-hongrois, ou dans le Mouvement national-révolutionnaire de Macédoine contre l’empire ottoman. Dans cette région-là, des dizaines de personnes payèrent leur militantisme de leur vie, en particulier lors de la grande révolte de 1903.
Quinze ans plus tard, la tradition anti-impérialiste anarchiste reprenait en Ukraine, où le mouvement makhnoviste organisa une révolte paysanne gigantesque qui chassa l’occupant allemand, tint en respect les armées rouges et blanches qui voulaient envahir le pays, tout en redistribuant les terres, en établissant dans certaines régions l’autogestion ouvrière et paysanne et en créant une armée révolutionnaire insurrectionnelle contrôlée par les paysans et les ouvriers.[5]
Égypte et Algérie
Dans les années 1870, des anarchistes italiens commencèrent à organiser des groupes en Égypte et y publièrent des journaux ; un groupe anarchiste égyptien était représenté au congrès de 1877 de l’AIT antiautoritaire. Errico Malatesta représentait une Fédération égyptienne (avec des groupes à Constantinople et à Alexandrie) au Congrès socialiste révolutionnaire international de 1881 à Londres. Malatesta, qui vécut en exil en Égypte, y prit part à la révolte d’Arabi Pacha de 1882, suscitée par la mainmise sur les finances égyptiennes par une commission franco-anglaise représentant les créanciers internationaux du pays. Il voulait y poursuivre un projet révolutionnaire lié à la révolte des indigènes et lutta avec les Égyptiens contre les colonialistes britanniques.[6]
En Algérie, le mouvement anarchiste commença à prendre pied au début du xxe siècle, avec la constitution d’une section de la Confédération générale du travail. Mais c’est surtout dans les années 1930 que la CGT-SR (syndicaliste révolutionnaire) s’opposa activement, tant en France qu’en Algérie, au colonialisme français. Lors du centenaire de l’occupation français en Algérie, en 1930, une déclaration commune de l’Union anarchiste, de la CGT-SR et de l’Association des fédéralistes anarchistes dénonçait « le colonialisme assassin, la mascarade sanglante » : « La civilisation ? Progrès ? Nous disons, nous : assassinat ! » [7]
Saïl Mohamed (1894-1953), un Algérien militant dans le mouvement anarchiste depuis sa jeunesse, fut un membre actif de la section algérienne de la CGT-SR ainsi que de l’Union anarchiste et du Groupe anarchiste des indigènes algériens, dont il fut un des fondateurs. En 1929, il était secrétaire du Comité de défense des Algériens contre les provocations du Centenaire. Il rédigeait l’édition nord-africaine du périodique de l’Alliance libre des anarchistes du Midi, Terre Libre, et écrivit régulièrement sur la question algérienne dans la presse anarchiste.[8]
Maroc, Espagne
Avant la Première Guerre mondiale, l’opposition à l’impérialisme était au cœur des campagnes antimilitaristes anarchistes en Europe, qui soulignaient que les guerres coloniales ne servaient pas les intérêts des travailleurs, mais bien les objectifs du capitalisme.
La CGT française dénonçait par exemple dans sa presse le rôle des colons capitalistes français en Afrique du Nord. Le premier numéro de la Bataille syndicaliste, publié le 27 avril 1911, citait le « Syndicat marocain », ces « hommes de l’ombre » qui dictaient leur loi aux ministres et aux diplomates et attendaient qu’une guerre gonfle la demande d’armes, de terres et de chemins de fer et permette d’introduire une taxe sur les indigènes.[9]
En Espagne, la Semaine tragique débuta le lundi 26 juillet 1909 lorsque le syndicat Solidaridad Obrera, dirigé par un comité composé d’anarchistes et de socialistes, appela à la grève générale contre le rappel de réservistes, ouvriers pour la plupart, pour la guerre coloniale au Maroc. Le mardi, les ouvriers contrôlaient Barcelone, la « rose de feu » de l’anarchisme, les convois militaires étaient stoppés, les trams renversés, les communications coupées, les rues coupées par des barricades. Le jeudi, les combats éclataient contre les forces gouvernementales et plus de 150 ouvriers furent tués lors de combats de rue.
Les réservistes étaient rendus amers par les campagnes coloniales désastreuses qui s’étaient déroulées peu avant aux Philippines et à Porto Rico. Mais la Semaine tragique doit être comprise comme une insurrection anti-impérialiste qui se situe dans la longue tradition de l’anti-impérialisme anarchiste en Espagne. Le « refus des réservistes catalans de servir dans une guerre contre les montagnards du Rif marocain », « un des événements les plus importants« des temps modernes, reflète le sentiment général que la guerre était menée dans le seul intérêt des propriétaires des mines du Rif et que la conscription était « un acte délibéré de guerre de classe et d’exploitation par la puissance centrale ».
En 1911, la naissance de la Confederación Nacional del Trabajo (CNT, qui succédait à Solidaridad Obrera) fut marquée par une grève générale le 16 septembre, en soutien aux
grévistes de Bilbao, et l’opposition à la guerre au Maroc. En 1922, après une bataille désastreuse en août contre les troupes d’Abd el-Krim, lors de laquelle au moins 10 000 soldats espagnols tombèrent, « le peuple espagnol laissa exploser son indignation, exigeant non seulement la fin la guerre, mais aussi le jugement sévère des responsables du massacre et des politiciens favorables aux opérations en Afrique ». Leur colère prit la forme d’émeutes et de grèves dans les régions industrielles.[10]
Cuba
Au cours de la guerre coloniale à Cuba (1895-1904), les anarchistes cubains et leurs syndicats entrèrent dans les forces armées séparatistes et firent de la propagande auprès des troupes espagnoles. Pour leur part, les anarchistes espagnols faisaient campagne contre la guerre à Cuba auprès des paysans, des ouvriers et des soldats en Espagne. Tous les anarchistes espagnols désapprouvaient la guerre et appelèrent les ouvriers à désobéir aux autorités militaires et à refuser d’aller se battre à Cuba ; les mutineries parmi les recrues furent nombreuses. Les anarchistes cherchèrent aussi, dans leur opposition au nationalisme bourgeois, à donner un caractère de révolution sociale à la révolte coloniale. Lors de son congrès de 1892, l’Alliance ouvrière cubaine recommanda aux ouvriers cubains de rejoindre les rangs du socialisme révolutionnaire, et de prendre le chemin de l’indépendance :
« Il serait absurde que ceux qui aspirent à la liberté individuelle s’opposent à la liberté collective du peuple, même si la liberté à laquelle ce peuple aspire est la liberté relative qui consiste à s’émanciper de la tutelle d’un autre peuple. »[11]
Lorsque l’anarchiste Michele Angiolillo assassina le chef du gouvernement espagnol Cánovas en 1897, il déclara avoir agi tant pour venger la répression contre les anarchistes en Espagne que pour répliquer aux atrocités commises par l’Espagne dans les guerres coloniales.
Le mouvement ouvrier cubain, où les anarchistes tenaient les devants, ne se borna pas à s’opposer à la domination coloniale mais il joua un rôle important pour surmonter les divisions entre Cubains noirs, blancs et ouvriers immigrés. Les anarchistes cubains « réussirent à incorporer au mouvement ouvrier un grand nombre de gens de couleur, et à mêler Cubains et Espagnols... faisant ainsi avancer la conscience de classe et contribuant à éradiquer les clivages de races ou d’ethnies parmi les ouvriers ».
L’Alliance ouvrière parvint à « éroder les barrières raciales comme aucun syndicat ne l’avait fait auparavant », à mobiliser « toutes les masses populaires dans le soutien aux grèves et aux manifestations ». Non seulement les Noirs furent nombreux à entrer dans l’organisation, mais celle-ci lutta aussi contre les discriminations raciales au travail. La première grève, en 1889, réclamait par exemple que « les personnes de couleur puissent travailler ici ». Cette revendication réapparut les années suivantes, de même que celle réclamant que Noirs et Blancs aient le droit « d’être assis dans les mêmes cafés », exprimée lors de la manifestation du 1er mai 1890 à La Havane.
Le journal anarchiste El Productor, fondé en 1887, dénonçait « la discrimination exercée contre les Afro-Cubains par les employeurs, les commerçants et toute l’administration ». Par leurs campagnes et les grèves, les ouvriers anarchistes cubains parvinrent à éliminer « la plupart des méthodes disciplinaires héritées de l’esclavage », comme « la discrimination raciale contre les non-Blancs et le châtiment corporel des apprentis et des dependientes ».[12]
Mexique, Nicaragua
Au Mexique, les soulèvements paysans indiens comme la révolte de Chávez López en 1869 et celle de Francisco Zalacosta dans la décennie suivante furent d’inspiration anarchiste. Par la suite, les anarchistes s’exprimèrent dans diverses organisations, le Parti libéral mexicain des frères Magón, la Casa del Obrero Mundial syndicaliste révolutionnaire, la section mexicaine des Industrial Workers of the World (I.W.W). L’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire mexicains ne cessèrent de résister à la domination politique et économique des États-Unis et de s’opposer à toute discrimination raciale à l’égard des ouvriers mexicains d’entreprises étrangères, comme aux États-Unis.[13]
Depuis 1910, les IWW se concentrèrent sur des luttes matérielles qu’ils combinaient avec la perspective du contrôle ouvrier ; les travailleurs furent nombreux à les suivre, abandonnant l’idée d’une révolution nationale réclamant la reprise par la nation du contrôle étranger sur les ressources naturelles, la production et les infrastructures.
Au Nicaragua, Augusto César Sandino (1895-1934), leader de la guérilla nicaraguayenne contre l’occupation états-unienne de 1927 à 1933, reste un mythe national. Le drapeau noir et rouge de l’armée de Sandino « avait une origine anarchosyndicaliste, car il avait été introduit au Mexique par des immigrants espagnols ».
La politique éclectique de Sandino était teintée d’anarcho-communisme, « assimilé au Mexique au cours de la révolution mexicaine » où il fit ses classes en syndicalisme révolutionnaire.[14]
Malgré ses faiblesses, le mouvement sandiniste fut de plus en plus marqué à gauche, au fur et à mesure que Sandino réalisait que « seuls les ouvriers et les paysans iront jusqu’au bout » du combat. Des coopératives paysannes furent organisées dans les territoires libérés.
Les forces américaines durent se retirer en 1933, et les soldats révolutionnaires furent peu à peu démobilisés. Sandino fut assassiné en 1934 et les collectivités détruites sur ordre du général Somoza, le nouveau chef de gouvernement pro-américain.
Libye, Erythrée
Dans les années 1880 et 1890, « anarchistes et ex-anarchistes... furent parmi les opposants les plus déclarés contre les aventures militaires de l’Italie en Erythrée et en Abyssinie ». Le mouvement anarchiste italien poursuivit cette lutte avec de grandes campagnes antimilitaristes au début du xxe siècle, qui culminèrent lors de l’invasion italienne en Libye le 19 septembre 1911.
Augusto Masetti, un soldat anarchiste qui tira sur un colonel s’adressant à ses troupes en partance pour la Libye, en criant : « À bas la guerre, vive l’anarchie ! », devint le symbole de ces campagnes. Le journal l’Agitatore publia un numéro spécial en sa faveur, qui proclamait : « La révolte anarchiste éclate dans la violence de la guerre. » Cela provoqua des arrestations en masse. Dans leur majorité, les députés socialistes votèrent en faveur de l’annexion, tandis que les anarchistes organisaient des manifestations contre la guerre et une grève générale partielle, et essayaient de bloquer les trains emmenant les soldats des Marches et de Ligurie vers les ports.
La campagne eut un énorme écho auprès des paysans et des ouvriers et, en 1914, la coalition antimilitariste dirigée par les anarchistes mais ouverte à tous les révolutionnaires, comptait 20 000 membres et travaillait en étroite collaboration avec la Jeunesse socialiste.
Lorsque le Premier ministre Antonio Salandra envoya ses troupes réprimer les manifestations largement anarchistes contre le militarisme, contre les bataillons punitifs et pour la libération de Masetti, le 7 juin 1914, cette mesure marqua le déclenchement de la Semaine rouge de 1914, un soulèvement de masse qui suivait la grève générale lancée par l’Unione Sindacale Italiana (USI) anarchosyndicaliste. Ancona fut tenue pendant dix jours par les rebelles, des barricades furent érigées dans toutes les grandes villes, de petites villes des Marches déclarèrent leur autonomie, et partout où passait la révolte « les drapeaux rouges étaient levés, les églises attaquées, les voies de chemin de fer arrachées, les villas mises à sac, les impôts abolis et les prix abaissés ». Le mouvement s’éteignit quand les syndicats socialistes appelèrent à la fin de la grève, mais il fallut dix mille hommes de troupe pour reprendre le contrôle d’Ancona. Après l’entrée en guerre de l’Italie, en mai 1915, l’USI et les groupes anarchistes continuèrent de s’opposer à la guerre et à l’impérialisme ; en 1920, ils lancèrent une vaste campagne contre l’invasion de l’Albanie par l’Italie et l’intervention impérialiste contre la Révolution russe.[15]
L’Irlande et James Connolly
En Irlande, pour prendre un autre exemple, les syndicalistes révolutionnaires James Connolly et Jim Larkin s’efforcèrent, dans les années 1910, de réunifier les travailleurs par delà les divisions religieuses sectaires et de transformer le grand syndicat qu’ils dirigeaient, Irish Transport and General Workers' Union, en une organisation syndicaliste révolutionnaire, One Big Union.[16] Selon eux, le socialisme serait amené par la grève générale révolutionnaire :
« Ceux qui mettent en place des organisations syndicales pour répondre aux besoins actuels préparent en même temps la société de l’avenir... le principe du contrôle démocratique fonctionnera grâce aux ouvriers organisés dans des fédérations d’industrie... et l’État politique et territorial du capitalisme n’aura plus ni place ni fonction. »[17]
Connolly, en anti-impérialiste cohérent, s’opposait à la ligne nationaliste selon laquelle « les travailleurs doivent attendre » et l’Irlande indépendante être capitaliste. Quelle différence, écrivait-il, si les chômeurs étaient réunis au son de l’hymne national irlandais, que les huissiers portent un uniforme vert frappé de la harpe celtique au lieu de la couronne d’Angleterre, et que les mandats d’arrêt soient aux armes de la République d’Irlande ? En fait, « la question irlandaise est une question sociale, et toute la longue lutte des Irlandais contre leurs oppresseurs se résout en dernière analyse en une lutte pour la maîtrise des moyens de production et de vie en Irlande ».18
Connolly ne se fiait pas aux capacités de la bourgeoisie nationale de lutter vraiment contre l’impérialisme, car il la considérait comme un bloc sentimental, lâche et anti-ouvrier, et il s’opposait à toute alliance avec la classe moyenne naguère radicale qui « s’est agenouillée devant Baal et que des milliers de liens économiques lient au capitalisme anglais, tandis que seuls des liens sentimentaux ou historiques en font des patriotes irlandais », de sorte que « seule la classe ouvrière irlandaise est l’héritière incorruptible des luttes pour la liberté en Irlande ». Connolly fut exécuté en 1916, après avoir tenté un soulèvement qui échoua mais qui fut le véritable déclencheur de la guerre d’indépendance de l’Irlande de 1919-1922, une des premières sécessions de l’Empire britannique à avoir réussi.
Une révolution anarchiste en Corée
Un dernier exemple. En Asie orientale, le mouvement anarchiste apparaît au début du xxe siècle et exerce une certaine influence en Chine, au Japon et en Corée. Lorsque le Japon annexe la Corée en 1910, des oppositions se font jour dans les deux pays et jusqu’en Chine. L’exécution de Kotoku Shusui et de ses compagnons au Japon, en juillet 1910, fut notamment justifiée par la campagne qu’ils menaient contre l’expansionnisme japonais. [19]
Pour les anarchistes coréens, la lutte contre le colonialisme a été une activité centrale : ils jouèrent un rôle clef dans le soulèvement de 1919 contre l’occupation japonaise, et formèrent en 1924 la Fédération anarchiste coréenne dont le Manifeste déclarait que « la politique de brigand du Japon met en danger l’existence de notre nation, et c’est notre droit le plus strict de renverser le Japon impérialiste par des moyens révolutionnaires ».
Selon le Manifeste, la question ne se résoudrait pas par la création d’un État national souverain, mais seulement par une révolution sociale des paysans et des pauvres, tant contre le gouvernement colonial que contre la bourgeoisie locale.
La Fédération anarchiste coréenne donna aussi une dimension internationale à la lutte, en créant en 1928 une Fédération anarchiste d’Orient s’étendant à la Chine, au Japon, à Taiwan, au Vietnam et à d’autres pays. Elle appelait « le prolétariat du monde entier, en particulier celui des colonies d’Asie », à s’unir contre « l’impérialisme capitaliste international ». En Corée même, les anarchistes s’organisèrent dans la clandestinité pour mener une lutte de guérilla, des activités de propagande et d’organisation syndicale.
En 1929, les anarchistes coréens formèrent une zone libérée armée en Mandchourie, où deux millions de paysans et de guérilleros vivaient en coopératives paysannes librement associées. La Korean People's Association in Manchuria résista pendant plusieurs années aux attaques des forces armées japonaises et des staliniens coréens soutenus par l’Union soviétique, avant d’être réduite à la clandestinité. Mais la résistance se poursuivit malgré l’intensification de la répression, et plusieurs opérations armées furent organisées après l’invasion de la Chine par le Japon en 1937.
L’abolition de l’impérialisme
Les anarchistes ne peuvent pas rester « neutres » dans les luttes anti-impérialistes. Qu’il s’agisse des luttes contre l’endettement du tiers-monde, contre l’occupation israélienne en Palestine, de l’opposition aux interventions militaires américaines au Moyen-Orient, nous ne sommes pas neutres, nous ne pouvons pas être neutres si nous sommes contre l’impérialisme.
Mais nous ne sommes pas nationalistes. Nous reconnaissons que l’impérialisme tire son origine du capitalisme, et que remplacer des élites étrangères par des élites locales ne servira en rien les intérêts de la classe ouvrière et paysanne.
La création de nouveaux États-nations revient à créer de nouveaux États capitalistes au service des élites locales, aux dépens de la classe ouvrière et paysanne. La plupart des mouvements nationalistes qui ont « réussi » se sont tournés contre les ouvriers ; une fois qu’ils ont accédé au pouvoir, ils ont réprimé violemment la gauche et les syndicats. En d’autres termes, l’oppression se poursuit sous d’autres formes à l’intérieur du pays.
Et cela ne détruit pas l’impérialisme. Les États indépendants font partie du système international des États et du système capitaliste international, où ce sont les États impérialistes qui ont le pouvoir d’imposer les règles du jeu. En d’autres termes, l’oppression extérieure se poursuit sous d’autres formes.
Cela signifie que tous les États – et les capitalistes qui les contrôlent – sont bien incapables de remettre en question sérieusement le contrôle impérialiste, qu’ils cherchent plutôt à faire progresser leurs intérêts dans le cadre général de l’impérialisme. Les nouveaux États conservent des liens économiques étroits avec les pays occidentaux du Centre, tout en utilisant leur pouvoir d’État pour construire une force à eux, dans l’espoir d’accéder eux-mêmes au statut d’États impérialistes. La manière la plus efficace pour la classe dominante locale de développer le capitalisme local, c’est de briser les mouvements des ouvriers et des petits paysans pour pouvoir vendre bon marché les matières premières et des produits manufacturés sur le marché mondial.
Ce n’est évidemment pas une solution. Il faut abolir l’impérialisme pour créer les conditions de l’autogestion de tous les gens dans le monde entier. Mais cela exige la destruction du système capitaliste et du système étatique.
En même temps, notre lutte est une lutte contre les classes dirigeantes du tiers-monde : l’oppression locale n’est pas non plus une solution. Les élites indigènes sont nos ennemis tant au sein des mouvements de libération nationale qu’après la formation de nouveaux États-nations. Seule la classe ouvrière et paysanne peut détruire l’impérialisme et le capitalisme, et remplacer la domination par les élites locales et étrangères par l’autogestion, l’égalité économique et sociale.
Voilà pourquoi nous sommes favorables à l’autonomie de la classe ouvrière, à l’unité et à la solidarité internationales, entre les pays et les continents, et pour la création d’un système international anarcho-communiste par l’activité autonome de tous les ouvriers et paysans. Comme le disait Sandino, « dans cette lutte, seuls les ouvriers et les paysans iront jusqu’au bout ».
traduit de l’anglais.
1. Kwame N’krumah, L’Afrique doit s’unir, Paris, 1964.
2. Cité par Daniel Guérin, l’Anarchisme, Paris, 1965, pp. 81-82.
3. Michel Bakounine [1866], « Points essentiels des catéchismes nationaux », in Guérin, D., éd., Ni Dieu ni maître, Paris, 1969, p. 202.
4. M. Bakounine [1873], Étatisme et Anarchie, Leiden, 1967, pp. 235, 240, 242, 274.
5. Voir Alexandre Skirda, Nestor Makhno, le cosaque libertaire, Paris, 1999.
6. G. Woodcock, Anarchism : a History of Libertarian Ideas and Movements, Penguin, 1975, pp. 236-8. H. Oliver, The International Anarchist Movement in Late Victorian London, London, 1983, p. 15. V. Richards, Malatesta : Life and Ideas, London, p. 229. P. Marshall, Demanding the Impossible : a History of Anarchism, Fontana, 1994, p. 347. D. Poole, « Appendix : About Malatesta », in E. Malatesta, Fra Contadini : a Dialogue on Anarchy, London, 1981, p. 42.
7. Saïl Mohamed, Appel aux travailleurs algériens (textes réunis et présentés par Sylvain Boulouque), Volonté anarchiste, 1994.
8. Sylvain Boulouque, « Saïl Mohamed, ou la vie et la révolte d’un anarchiste algérien », in Saïl Mohamed, op. cit.
9 F.D., « Le Syndicat marocain » in la Bataille Syndicaliste, n° 1, 27 avril 1911.
10. R. Kedward, les Anarchistes, Lausanne, 1970. P. Trewhela, « George Padmore : a critique » in Searchlight South Africa, vol 1, n° 1,1988, p. 50. M. Bookchin, 1977, The Spanish Anarchists : the Heroic Years 1868-1936, New York, London, 1977, p. 163. A. Paz, Un anarchiste espagnol, Durruti, Paris, 1993, p. 46.
11. Frank Fernández, El Anarquismo en Cuba, Madrid, 2000, p. 36.
12. J. Casanovas, Labour and Colonialism in Cuba in the Second Half of the Nineteenth Century, Ph.D. thesis, State University of New York, 1994 ; et « Slavery, the Labour Movement and Spanish Colonialism in Cuba, 1850-1890 », International Review of Social History, 40, 1995, pp. 381-2.
13. Voir N. Caulfield, « Wobblies and Mexican Workers in Petroleum, 1905-1924 », International Review of Social History, 40, 1995, p. 52, et du même, « Syndicalism and the Trade Union Culture of Mexico » (paper presented at Syndicalism : Swedish and International Historical Experiences, Stockholm University : March 13-14, 1998) ; J. Hart, Anarchism and the Mexican Working Class, 1860-1931, Texas University Press, 1978.
14. D.C. Hodges, The Intellectual Foundations of the Nicaraguan Revolution, cited in The Anarchist FAQ, http://flag.blackened.net/i. Navarro-Genie, Sin Sandino No Hay Sandinismo: lo que Bendana pretende (ms: n.d.). A. Bendana, A Sandinista Commemoration of the Sandino Centennial (speech given on the 61 anniversary of the death of General Sandino, Managua, 1995).
15. Carl Levy, « Italian Anarchism, 1870-1926 », in D. Goodway (ed), For Anarchism : history, theory and practice, London, 1989, p. 56. G. Williams, A Proletarian Order : Antonio Gramsci, Factory Councils and the Origins of Italian Communism 1911-1921, London, 1975, pp. 36-7.
16. Sur Connolly et Larkin, voir E. O'Connor, Syndicalism in Ireland, 1917-1923, Cork University Press, 1988. Sans entrer dans un débat sur Connolly, je signalerai juste que les tentatives récurrentes de faire de lui un stalinien, un trotskiste ou autre marxiste, ou encore un nationaliste irlandais pro-catholique, ne tiennent pas au regard des positions propres de Connolly sur le syndicalisme révolutionnaire après 1904: voir notamment les textes réunis par O. B. Edwards et B. Ransom, James Connolly : Selected Political Writings, London 1973.
17. J. Connolly [1909], « Socialism Made Easy », Edwards et Ransom, op. cit., pp. 271, 274, 262.
18. J. Connolly, Labour in Irish History (Corpus of Electronic Texts : University College, Cork, Ireland [1903-1910]), pp. 183, 25.
19. Ha Ki-Rak, A History of Korean Anarchist Movement, Daegu (Korea), 1986.
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Les Roms, une nation sans territoire ?
Consacrer un article aux Roms nécessite au préalable une mise en garde contre deux écueils. Il serait tentant, d’une part, et encore plus dans le numéro d’une revue anarchiste consacré au fédéralisme, de présenter la ou les sociétés romanis comme des modèles de fonctionnement non étatique au sein desquels les individus jouiraient d’une totale liberté. C’est là une vision romantique aussi erronée que celle présentant les Roms comme des « voleurs de poules ». Comme dans de nombreuses autres sociétés, l’exploitation, le patriarcat, le contrôle pesant du groupe sur l’individu existent et ne peuvent être ignorés. D’autre part, le danger, qui n’est pas propre aux anarchistes celui-là, serait de considérer les populations romanis comme plus marginales, plus inorganisées que les autres populations, leur niant ainsi toute culture et toute organisation sociale propre.
Pour éviter toute vision romantique comme toute « diabolisation » (et les secondes sont nettement plus nombreuses que les premières), et afin de définir clairement ce dont nous parlons, il est nécessaire avant toute chose de s’arrêter un instant sur la signification du terme « Rom », sur ce qui constitue l’identité collective de la « nation romani » avant de se pencher sur l’originalité de son organisation sociale et sur son histoire.
Pourquoi le terme
de « Rom » ?
La désignation des populations romanis sous le terme de « Tsigane » vient d’un amalgame entre ces populations et les membres d’une secte venus d’Asie mineure au xiie siècle : les Atsinganos, dont les dérivés donnèrent les mots Tsigane en français, Zigeuner en allemand ou Zingari en italien. Le terme de Gitan provient, lui, d’une croyance du XVe siècle selon laquelle les Roms étaient originaires de « petite Égypte » (l’Épire). En réalité, nous savons, depuis le milieu du XIXe siècle, grâce aux travaux en linguistique du professeur August Friedrich Pott, que les Roms sont originaires du Nord de l’Inde. Par l’étude comparée de la langue des Roms, le romani, et de plusieurs dialectes indiens, Pott parvint à démontrer les similitudes entre le romani et le sanskrit.
Les Roms ont leurs propres dénominations pour se définir et se différencier ; les plus utilisées sont Sinti, Kalé, Rom ou encore Manus (qui donna manouche en français). Claire Auzias, qui a consacré plusieurs ouvrages à l’histoire des Roms, a déjà fait remarquer que le mot « rom » (ou Rrom), qui signifie homme dans toutes les variantes du romani, désigne à la fois une branche spécifique originaire d’Europe orientale et balkanique, et l’ensemble des Gitans, Tsiganes, Manouches. Ce terme s’est imposé comme dénominatif commun grâce aux efforts des militants des mouvements d’émancipation des Roms qui refusèrent les appellations, chargées de sens péjoratifs, données par les non-Roms.1 C’est évidemment celui que nous choisirons d’employer.
Quels sont les ciments
de l’identité collective
de ce peuple ?
Nos représentations associent fréquemment les Roms et le nomadisme. Pourtant, le voyage n’est pas une caractéristique constitutive de l’identité romani. Il y a plus de sédentaires [2] que de nomades parmi les Roms : 90 % d’entre eux, en Europe, sont sédentaires. En France, 1/3 le sont, 1/3 sont nomades et 1/3 sont semi-nomades. Comme l’a souligné l’ethnologue A. Reyniers, nomadisme ou sédentarité sont des modes vie conjoncturels correspondant à des nécessités économiques. Ce qui semble être commun aux Roms, ce n’est pas le voyage mais la capacité au voyage liée à leur conception du territoire, c’est un point sur lequel nous reviendrons.
La langue est-elle un ciment de cette identité collective ? La question reste débattue et les spécialistes ne sont pas tous d’accord. Du kalo au sinti, en passant par les multiples variations balkaniques, le tronc commun, le « romani », s’est dilué au point que l’inter-compréhension est aujourd’hui difficile entre certains groupes éloignés géographiquement. Marcel Courthiade, linguiste et professeur de romani à l’INALCO, dont les travaux sont aujourd’hui les plus avancés sur la question, assure que l’inter-compréhension redevient possible entre deux groupes de locuteurs apparemment éloignés après un temps d’adaptation. Afin de renforcer ce rôle unificateur de la langue, il travaille actuellement avec d’autres linguistes roms à une standardisation du romani.
Alors, qu’est-ce qui fait que les Roms s’affirment Roms, qu’ils existent en tant que nation à part entière, avec une culture propre et une identité commune, si ce n’est le voyage ou, dans une moindre mesure, la langue ? La première réponse qui vient à l’esprit est : la conscience d’être Rom. La réponse peut paraître une lapalissade éhontée mais le ciment de cette identité collective c’est, justement, la conscience qu’a chaque Rom d’être partie intégrante d’une nation ayant son histoire, ses formes d’organisations sociales, sa culture, en bref son identité propre. Les Roms peuvent faire valoir une multitude de différences d’un groupe ou d’une région à l’autre mais ces différences seront toujours considérées comme moindres qu’avec des non-Roms. L’organisation sociale reposant sur un certain nombre de valeurs communes est l’une des caractéristiques essentielles de cette différenciation avec les « gadjo ».[3]
Les Roms sont-ils une nation sans territoire ?
La question du territoire est une problématique essentielle car elle permet d’introduire l’originalité du fonctionnement des sociétés romanis. Beaucoup dénient, aujourd’hui encore, la qualité de nation (dans le sens de communauté humaine qui possède une unité historique, linguistique et économique plus ou moins forte) aux Roms du fait de l’inexistence d’un « pays » rom.
Qu’ils forment une nation, cela ne fait aucun doute pour tous les militants de la cause romani qui l’affirment haut et fort depuis des décennies notamment au sein de l’Union romani internationale [4], mais une nation sans appareil d’État, qui n’a pas fixé de limites rigides à l’espace où s’exercerait sa souveraineté. Les Roms n’ont pas de pays propre et reconnu, qu’ils administreraient à la manière d’un État moderne. Cela ne signifie pas qu’ils soient une nation sans territoire. En réalité, on pourrait dire qu’ils forment une nation aux territoires multiples et variants que chacune des composantes délimite et structure. Comme le souligne l’ethnologue Alain Reyniers, ces territoires sont définis et utilisés en fonction des besoins économiques ou des relations familiales.
Prenons un exemple : un groupe de Gitans perpignanais peut se déplacer pour assister à des réunions familiales en Catalogne, puis partir faire les vendanges en Suisse ou en Allemagne, avant de revenir en Roussillon pour une foire. Le territoire de ce groupe, comme celui des autres d’ailleurs, est avant tout un « espace vécu » de relations commerciales, professionnelles ou familiales. Les cadres étatiques avec leurs lots de législations, de contrôles douaniers ou de fiscalité, ne représentent aucune nécessité et aucun intérêt pour ces personnes et constituent au contraire une entrave à leur mode de vie.
Cette conception du territoire comme espace vécu fait que c’est l’homme qui construit le territoire à sa mesure et non le territoire qui cloisonne l’activité humaine sur un espace préalablement délimité. Cette notion d’espace vécu est utilisée en géographie pour exprimer l’addition de plusieurs espaces qui se complètent. D’après le géographe A. Frémont, qui a défini le concept d’espace vécu [5], celui-ci serait la réunion de l’« espace de vie » comme ensemble des lieux fréquentés par une personne ou un groupe social et de l’« espace social » comme ensemble des lieux fréquentés par une personne ou un groupe social en y ajoutant les « interrelations unissant ceux-ci » [6]. Cette notion est très utile pour comprendre la territorialité romani qui s’attache à des lieux de vie, à des itinéraires ou à des lieux d’activités professionnelles. Le territoire n’est ni plus ni moins que la somme des endroits où l’on a quelque chose à faire.
Aucun besoin de barrière, de frontière car les limites sont fluctuantes au gré des nécessités économiques ou des relations de tous types. Ce territoire n’est ni à défendre ni à conquérir et, au contraire, la liberté de circulation devient un des gages du fonctionnement social. Cela n’exclut pas les conflits entre groupes sur des questions spatiales comme dans le cas de zones d’exercice de métiers. L’ethnologue J.-P. Liégeois, directeur du Centre de recherche tsigane à l’université Paris VIII, rappelle que l’absence de pouvoir central ne signifie nullement qu’il n’existe pas d’interdits ou de règles.[7] Ainsi des antagonismes trop prononcés entre groupes impliquent des prises de décisions communautaires, notamment dans le domaine de la répartition des zones d’activités professionnelles. L’absence d’autorité supérieure qui pourrait imposer à chaque groupe une ligne de conduite, une zone géographique pour l’exercice de tel ou tel métier, est remplacée par une recherche du consensus entre groupes ou familles. Il est évident que cela ne supprime pas tous les conflits mais tend nettement à les réduire.
L’originalité de l’organisation sociale des Roms ?
La diversité des situations géographiques, économiques ou religieuses entraîne de nombreuses difficultés pour la définition d’un fonctionnement social « type » des sociétés romanis. Cela d’autant plus qu’existent, entre différents groupes ou au sein d’un même groupe, des différences de richesse, de niveau de vie, d’attachement aux valeurs traditionnelles ou d’imprégnation de celles des sociétés environnantes. Pour simplifier, nous ne nous attarderons que sur les types de fonctionnement « traditionnels ».
Que ce soit dans des campements, des quartiers quasi « ghettoïsés » ou des résidences, la structure de base des sociétés romani est la cellule familiale élémentaire et la réunion de ces cellules élémentaires. La famille est la « mesure de toute chose ». La solidarité familiale est totale, tous y participent et tous en bénéficient, vieux et enfants compris. Le pendant de cette omniprésence familiale est la subordination des désirs ou de la volonté de l’individu à celle de la famille puis du clan. Chaque cellule familiale est indépendante et leur réunion correspond à la nécessité de se regrouper pour assurer la réalisation des tâches, professionnelles par exemple, indispensable à la survie de chacun. Aucune obligation de rester avec le groupe n’existe, pas plus qu’il n’existe de moyens qui permettraient de faire respecter une telle obligation. Ces groupes librement constitués, souvent sur une base familiale plus ou moins éloignée, se doivent de maintenir leur cohésion et leurs relations avec d’autres groupes. Ce maintien ne peut être possible qu’en trouvant des solutions aux conflits qui peuvent surgir. Tout fonctionnement social, pour se pérenniser, doit trouver des modes de résolution des conflits.
Les travaux de J.-P. Liégeois ont permis de mieux connaître les critères et le fonctionnement du contrôle social dans les sociétés romanis. Le besoin de maintenir la cohésion sociale s’est traduit par la volonté de réparer ou sanctionner tout acte contraire aux règles communautaires. Nous l’avons dit, la recherche du consensus est donc une nécessité pour les Roms, induite par l’absence d’une autorité supérieure commune. La résolution des différents entre groupes ou familles passe par une concertation communautaire, une assemblée, voire dans certains cas, une cour de justice. Ces assemblées ou ces cours de justice (les kris), qui n’existent pas pour tous les groupes, sont composées des hommes « chef de famille » choisis en fonction des gages qu’ils ont donnés au sein de la communauté. Le pouvoir de la kris ou de l’assemblée ne dépasse jamais le cadre pour lequel elle a été réunie. Des sanctions peuvent être prises, allant de la réparation du dommage au bannissement de la communauté. La réprobation générale ou la mise à l’écart tiennent lieu de moyen d’assurer le respect des décisions de l’assemblée. Pour être respectées, ces décisions ou sanctions doivent donc, avant tout, être acceptées par l’ensemble de la communauté, d’où la recherche du consensus. Il n’y a ni police ni mandaté particulier pour faire respecter ces décisions.
Bien que non étatique, ce contrôle social à l’intérieur des sociétés romanis traditionnelles amène certaines interrogations qui relativisent l’image « romantique » que nous pourrions en avoir. Certaines des valeurs qui les sous-tendent (comme les notions de pureté et d’impureté, le sens de l’honneur viril, le patriarcat) et des conséquences qu’elles impliquent (la nécessaire virginité des filles, la domination masculine, l’intrusion du groupe et encore plus de la famille dans la vie de l’individu) ne laissent que peu de place aux désirs de l’individu. Encore une fois, il s’agit d’être clair, ces valeurs ne sont pas partagées par tous les Roms, pas plus que les soi-disant valeurs nationales sont partagées par tous les Français. Ce sont simplement des valeurs traditionnelles dans lesquelles bon nombre de Roms, notamment parmi les plus jeunes et les plus militants, ne se retrouvent pas.
Il apparaît clairement qu’un mode de fonctionnement social sans appareil d’État ne garantit pas à lui seul une liberté sans entraves. Pas plus que la démocratie directe n’assure à elle seule un fonctionnement libertaire, le fédéralisme n’est la seule condition de l’émancipation de l’individu dans leur société. L’une et l’autre ne deviennent pertinents, pour nous anarchistes, qu’en reposant sur des valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité. Il n’en reste pas moins que cette organisation sociale nous donne des pistes de réflexion intéressantes aussi bien dans le domaine de la résolution des conflits que dans celle de la territorialité. Avoir su la préserver n’est pas le moindre mérite des Roms.
L’historienne Henriette Asséo a qualifié les Roms de « peuple-résistance »[8] qui est, selon elle, celui « dont la conscience historique de soi réside dans la capacité à reformuler en permanence tout élément de contact entre [lui] et autrui pour une politique de survie ». Cette capacité d’adaptation, tout en conservant ses traits propres a été mise à rude épreuve à chaque étape du renforcement de la volonté assimilatrice, centralisatrice et répressive de l’État moderne.
Le fait d’avoir une organisation sociale originale signifie-t-il que les Roms échappent aux règles des sociétés environnantes et au contrôle de l’État ?
Sûrement pas, pas plus que les banlieues pauvres, et contrairement à ce qu’une partie de la presse tente de nous faire croire, les quartiers ou les campements romanis ne sont pas des « zones de non- droit » dans lesquels la police n’oserait pas intervenir. On peut distinguer dans l’Histoire comme dans l’actualité trois types d’attitude des États et de leurs agents envers les populations romanis : la criminalisation, l’exclusion ou l’assimilation. S’il est un peuple pour qui la phrase de Proudhon concernant le rôle répressif de l’État aurait pu être écrite, c’est bien les Roms. Les exemples de politiques d’assimilation forcée, de bannissement ou de criminalisation sont légion, et le lecteur pourra trouver de nombreuses informations à ce sujet dans l’ouvrage de J.-P. Liégeois déjà cité. Des historiens (et surtout des historiennes) tentent depuis quelques années de retracer et d’analyser les relations des Roms avec les sociétés environnantes. Donald Kenrick, Grattan Puxon 9 et, plus récemment, Claire Auzias 10 ou Henriette Asséo nous ont permis de mieux connaître leur histoire récente et les épreuves qu’ils eurent à affronter. Nous ne pouvons les retracer dans un article. Arrêtons-nous plutôt sur quelques cas significatifs avant d’essayer de faire un point de leur situation aujourd’hui, notamment en France.
La période la plus funeste de l’histoire des Roms fut sans conteste celle de la terreur imposée par les nazis et leurs sbires en Europe. L’ouvrage de Claire Auzias sur le « samudaripen » – le génocide des Roms 11 – est une véritable mine d’informations qui offre un tour d’horizon complet et concis tant sur la volonté exterminatrice des nazis à l’encontre des populations romanis que sur la politique anti-Rom du régime de Vichy. L’horreur portée à son comble pour un peuple qui, pourtant, ne subissait pas, là, ses premières persécutions.
Les Roms avaient réussi à survivre et à conserver leur identité malgré les multiples arsenaux répressifs des États européens de l’époque moderne. En 1682, dans la France de Louis XVI, le seul fait d’être « bohémien » était passible des galères à perpétuité pour les hommes et du bannissement pour les femmes. Les législations anti-Roms se perpétuent en Europe entretenant le mythe de la culpabilité intrinsèque des Roms. Leurs modes de vie, leur discrétion, la représentation parfaite qu’ils offraient de l’« étranger », de l’Autre, laissaient la porte ouverte à tous les fantasmes. La sorcellerie, le cannibalisme ou le vol d’enfants furent des accusations largement répandues.
En Allemagne, les nazis n’eurent souvent qu’à réutiliser le travail de recensement et de classification des Roms entrepris par les services de police bien avant leur arrivée au pouvoir. Les Roms furent très tôt présentés comme un danger pour la société qu’il convenait d’encadrer et de surveiller. Dès 1899, fut créée à Munich une « centrale des affaires tsiganes » qui publia un rapport en 1905, le Zigeunerbuch, véritable base théorique des politiques anti-Roms. Un recensement général fut demandé en 1908 par les autorités bavaroises. Une loi pour lutter contre les « Tsiganes, les nomades et les fainéants » fut même votée en 1925 dans ce même État.
« Si l’Allemagne n’a pas inventé de toutes pièces l’idéologie raciste antitsigane, elle l’a théorisée avec soin avant de l’appliquer », explique Claire Auzias. Sous le couvert de la science, les anthropologues nazis firent subir des tests « biologiques, raciaux » aux Roms afin de justifier leur extermination.12 La politique nazie de destruction collective des Roms se fit en deux étapes. Ce fut, d’abord, l’enfermement dans les camps d’internement des régions allemandes puis, à partir de 1938, sous l’impulsion de Himmler, la déportation dans les camps d’extermination. Les Roms d’Autriche, de Pologne, de Norvège, des Pays-Bas, des Pays baltes, d’Ukraine et de Bohême-Moravie furent soumis à ce macabre sort. À cette déportation vers les camps de la mort s’ajoutèrent les massacres commis, notamment en Russie, en Ukraine et dans les pays baltes, par des unités spéciales des SS, les Einsatzgruppen chargés de l’extermination des juifs et des Roms à partir de l’été 1941. Des régimes pro-nazis en Europe se distinguèrent par la sauvagerie avec laquelle ils s’employèrent à exterminer les populations romanis. Ce fut le cas de « l’État indépendant de Croatie » dirigé par les oustachis d’Ante Pavelic (40 000 Roms trouvèrent la mort dans le camp de Jasenovac entre 1941 et 1945) et de la dictature dirigée par Antonescu en Roumanie. Entendant lutter contre les « risques de dégénérescence de la “race” roumaine du fait de l’assimilation des Tsiganes », des campagnes de stérilisation furent entreprises dès 1941. En 1942, le recensement des Roms fut le préalable à leur déportation dans la province roumaine de Transnistrie d’où beaucoup ne revinrent pas, victimes de la faim, du froid, du typhus. On estime entre 30 000 et 50 000 le nombre de Roms qui périrent sous le régime d’Antonescu.
Le chiffre de 500 000 victimes romanis des politiques d’extermination est le plus souvent avancé et accepté. Mais le travail des historiens ne fait que commencer et les recherches à venir devraient permettre de mieux connaître ces heures sombres et leurs conséquences. Nous aurions pu croire, après une telle barbarie, à une prise de conscience des malheurs de ce peuple, à un moment de répit et à la volonté des sociétés européennes de combattre les « petits » préjugés qui mènent aux grands crimes. Hélas, les préjugés et les stéréotypes avaient encore de « beaux jours » devant eux. C’est sans surprise, mais avec tristesse, que nous découvrîmes la situation des Roms en Europe de l’Est après la chute des régimes « communistes », dans ces sociétés qui s’étaient délivrées du totalitarisme mais n’avaient pas su prendre garde aux haines ancestrales, un temps étouffées, qui remontaient à la surface entraînant en ex- Yougoslavie des faits que l’on aurait pu croire d’une autre époque.
Pour se maintenir au pouvoir, les anciens dirigeants communistes des républiques yougoslaves, et Milosevic en tête, jouèrent la carte de l’ultra-nationalisme, rallumant et exploitant des rivalités anciennes entre Serbes, Croates, Musulmans de Bosnie et Albanais. Les Roms des ex-républiques yougoslaves, qui n’avaient rien à gagner à la création d’États ethniquement homogènes, se retrouvèrent pris entre plusieurs feux. Nombreux furent les Roms de Serbie contraints de rejoindre l’armée fédérale (dominée par les nationalistes serbes) pour y effectuer les tâches les plus dangereuses, comme le déminage, ou pour servir de chair à canon.[13] Les Roms de Croatie, eux, furent soumis à un chantage consistant à conditionner l’attribution de papiers d’identité croates à leur engagement dans l’armée. En décembre 1992, Rajko Djuric, président de l’URI déclarait :
« Cette guerre déjà absurde pour les Slaves, l’est encore plus pour les Roms, dont les familles sont réparties dans toutes les républiques et qui, n’étant au pouvoir nulle part, sont sûrs de ne tirer aucun bénéfice de la guerre. »
L’absurdité et l’horreur prirent toute leur dimension durant le conflit bosniaque où les Roms de cette province, majoritairement musulmans, eurent à subir les exactions des milices nationalistes croates et surtout serbes. Dans les régions sous contrôle des milices des nationalistes serbes de Bosnie, les massacres, les viols, les déplacements de population se multiplièrent. À Srebrenica, Zvornik, Karakaj ou Bijeljina, on assista à de véritables massacres de Roms. Nombre d’entre eux furent enfermés dans les camps, et nous ne savons pas encore combien y laissèrent leur vie. En 1993, Amnesty International fit état de plusieurs milliers de Roms massacrés dans les régions dominées par les milices serbes de Bosnie. Malgré les campagnes menées par l’URI, leur sort resta ignoré ou nié par les pays occidentaux qui s’évertuèrent à renvoyer les demandeurs d’asile. Les Roms des anciennes républiques yougoslaves furent considérés comme des usurpateurs tentant de profiter des désordres de leurs régions pour se faire passer pour des réfugiés politiques. Les préjugés et la défiance prouvèrent leur ténacité.
Ailleurs en Europe de l’Est, les vieux stéréotypes remis au goût du jour se déversèrent dans la presse. Les prétendues violences et délinquances intrinsèques des Roms furent stigmatisées. Marcel Courthiade fournit des explications très claires sur ce point :
« Il semble impossible de nier que la délinquance est plus élevée chez les Roms que dans l’ensemble de la population : l’impartialité du raciste consiste à livrer des chiffres sans commentaire. Or dans certains pays des recherches plus honnêtes ont été effectuées et il est apparu que le degré de délinquance est exactement le même chez les Roms que chez les non-Roms si l’on considère les deux populations par classe sociale équivalente. [...] Le double malheur des Roms est de se trouver presque en totalité dans les classes les plus défavorisées et les plus violentes. »[14]
Il y eut alors une recrudescence des actes de racisme anti-Roms, notamment en Roumanie, augmentant le nombre de ceux qui tentèrent de trouver refuge en Europe de l’Ouest.
La « patrie des droits de l’homme » a-t-elle été celle des droits des Roms ?
Le 20 août 1995, un enfant rom de 8 ans est abattu par un policier français au poste frontière de Sospel. Cet enfant appartenait à un groupe originaire du Sandjak (région de Serbie frontalière de la Bosnie) qui avait tenté de passer le poste frontière sans s’arrêter.
Ces Roms, demandant, après le drame, l’asile politique furent déboutés par l’OFPRA qui considéra que ces « Tsiganes ne provenaient pas d’une région en guerre ou d’une zone troublée ». Trente-huit d’entre eux furent reconduits à la frontière italienne. Les protestations des associations d’aide aux demandeurs d’asile, s’appuyant sur des rapports internationaux prouvant les dangers encourus par les Roms et relatant les exactions commises à l’encontre des minorités dans cette région, n’y firent rien. Ces rapports pourtant explicites, ne suffirent pas à convaincre (mais cela eût-il été possible ?) les autorités françaises retranchées dans leurs fantasmes de déferlantes de Roms en provenance des pays de l’Est. Ce cas est significatif de l’attitude de défiance manifestée par les autorités françaises depuis le xixe siècle envers les populations romanis.
En 1895, un recensement, entrepris par le ministère de l’Intérieur, dénombra sur le territoire français [15] « quatre cent mille vagabonds et vingt-cinq mille nomades en bande voyageant en roulotte ». Les parlementaires décidèrent de soumettre cette population « potentiellement dangereuse » à un contrôle policier serré. Une loi du 16 juillet 1912 instaura un carnet anthropométrique pour les nomades, véritable titre de circulation sur lequel figuraient photos d’identité et empreintes digitales. Ce carnet devait obligatoirement être présenté dans chaque commune qui, conformément à cette même loi, pouvait refuser le stationnement. À la situation difficile des temps de paix succéda celle, intenable, des temps de guerre.
En octobre 1939, les Roms furent assignés à résidence par les autorités républicaines soupçonnant en eux une possible « cinquième colonne ». La circulation des nomades fut interdite le 6 avril 1940 et le ministère de l’Intérieur demanda aux préfets de les assigner à résidence en des termes ne comportant aucune ambiguïté sur la considération qu’il portait à ces populations :
« Leurs incessants déplacements, au cours desquels les nomades peuvent recueillir de nombreux et importants renseignements, peuvent constituer pour la Défense nationale un danger très sérieux, il est donc nécessaire de les soumettre à une étroite surveillance de la police et de la gendarmerie, et ce résultat ne peut être obtenu que si les nomades sont astreints à séjourner dans un lieu déterminé. »
Et de conclure :
« Ce ne serait pas le moindre bénéfice du décret qui vient de paraître, s’il permettait de stabiliser des bandes d’errants qui constituent du point de vue social un danger certain et de donner à quelques-uns uns d’entre eux, sinon le goût, du moins les habitudes du travail régulier. »[16]
Ces mesures, et la loi de 1912, permirent un fichage minutieux des Roms qui fut, là aussi, utilisé par le régime de Vichy lorsque celui-ci entreprit de traquer et d’interner les Roms. Dès l’été 1940, les arrestations et les internements se multiplièrent aussi bien dans la zone occupée que dans la zone « libre ». Claire Auzias, qui rejoint en cela le spécialiste du régime de Vichy, l’historien Robert Paxton, démontre que la politique anti-Rom de Vichy, comme sa politique antisémite, est intrinsèque à son idéologie et qu’elle n’est pas une politique imposée par les nazis.
L’internement fut d’abord confié aux préfets entre octobre 1940 et novembre 1941. Le regroupement dans quelques grands camps en 1942, dont celui de Montreuil-Bellay 17, fut le prélude à la déportation vers l’Est. L’ampleur de cette politique est aujourd’hui encore difficilement chiffrable. L’historienne Marie-Christine Hubert établit à 4 657 le nombre de Roms français internés dans la zone occupée et à 1 004 dans la zone « libre » 18. Il est par contre impossible de déterminer combien de Roms non français eurent à subir ces politiques.
Le plus déconcertant, peut-être, réside dans le fait que ces prisonniers ne furent pas libérés en 1944 comme les autres internés, restant enfermés pour certains jusqu’en mai 1946. Les « retrouvailles » avec la République étaient ratées. Leurs relations ne s’annonçaient pas sous les meilleurs auspices, d’autant que la loi de 1912 et le carnet anthropométrique qu’elle imposait aux populations nomades, restaient en vigueur.
Soyons clair, jamais sous la République, il n’y eut de législation spécifique envers les populations romanis ni aucune forme de reconnaissance officielle (pas plus que de reconnaissance d’autres minorités). Pourtant les législations concernant les gens du voyage (terme aujourd’hui préféré à celui de nomades), sans référence à une appartenance ethnique particulière, sont largement responsables, depuis 1912, de la situation actuelle des Roms, quel que soit leur mode de vie. Car si le nomadisme n’est pas constitutif de l’identité romani, ce fut un mode de vie d’abord majoritaire avant d’être entravé, combattu et réprimé par l’État français.
Les législations successives réglementant le nomadisme ont toujours constitué des entraves à la liberté de mouvement et, de ce fait, imposé une sédentarisation forcée mais déguisée. Au titre de circulation imposé en 1912, succéda la loi du 3 janvier 1969 instaurant la notion de « commune de rattachement » repris par les lois de 1985 et de 1990 (loi Besson). Justifiée par l’octroi de droits s’attachant à la commune de rattachement, cette mesure n’en constitua pas moins une entrave à la liberté de circulation et surtout d’installation, en imposant pour tout changement de commune de rattachement, l’existence de liens réels avec la nouvelle commune. A-t-on déjà vu des personnes sédentaires devoir prouver des liens réels avec une commune pour pouvoir s’y installer ?
Le volet de la loi Besson prévoyant la mise en place d’aires de stationnement dans les communes de plus de 5 000 habitants par des mesures incitatives n’a pas été appliqué. En 1999, d’après le GISTI, seules 358 communes de plus de 5 000 habitants sur 1 739, disposaient d’une aire de stationnement, souvent près des autoroutes, des décharges ou des zones industrielles. On peut se demander si cette législation ne fut pas, en réalité, destinée à satisfaire les municipalités en empêchant l’installation « illicite » à l’intérieur des communes. Parallèlement, le pouvoir des maires fut augmenté en leur permettant de prononcer une expulsion sans décision d’un juge. D’un seul coup, il suffisait à une municipalité d’installer une aire de stationnement dans un endroit insalubre et/ou excentré pour interdire aux « gens du voyage » de s’installer ailleurs.
Ces entraves successives à la libre circulation ont conduit à l’abandon progressif des activités économiques liées au mode de vie nomade et donc à la sédentarisation progressive des « gens du voyage » et, parmi eux, des Roms nomades. Là se situe le nœud du problème car, comme le soulignent Violaine Carrère et Christophe Daadouch,
« Entre le désir de l’État de les voir s’installer et celui des élus locaux et d’une grande partie de la population de les voir circuler, les gens du voyage sont dans une situation paradoxale : il leur est imposé de se sédentariser sans que personne ne souhaite qu’ils puissent le faire. »
Cette situation paradoxale n’est pas nouvelle et s’est traduite, de tout temps, par une sédentarisation progressive et ségréguée. Les populations « autochtones », dans leur grande majorité, ne voulant pas de familles romanis dans leurs quartiers ou déménageant quand celles-ci venaient à s’installer. Le fantasme du « voleur de poules » est aujourd’hui encore très tenace.
Cette sédentarisation s’est faite, la plupart du temps, dans les quartiers les plus délabrés ou en voie de « taudification » des centres villes ou plus récemment dans les barres des banlieues des grandes villes. Abandonnés à leur triste sort, ces quartiers accumulent, aujourd’hui, les problèmes sociaux de tout type. L’association Médecins du monde, dans un rapport publié en 2001, dresse un sombre tableau de la situation de nombreux groupes de Roms en France, Allemagne, Italie, Grèce, Espagne et Portugal :
« Selon les estimations recueillies en 1999 en Espagne, France et Grèce auprès de Roms/Tsiganes confrontés à des situations d’exclusion, l’indice de mortalité néonatale précoce relevé dans ces populations s’élève à environ 19 ‰ (contre 2,2 ‰ en France en 1996), tandis que la mortalité infantile atteint environ 23,5 ‰ (contre 4,8 ‰ en France en 1996) [...] L’origine des graves difficultés sanitaires auxquelles se heurtent les populations roms/tsiganes est bien identifiée :
– Conditions de vie déplorables en termes d’adduction d’eau, d’alimentation électrique, d’équipement sanitaire, d’enclavement, etc. ;
– Les lieux de vie se situent toujours à l’écart des autres populations et les expulsions, récurrentes, ne sont jamais suivies de propositions adéquates ;
– Situations de pauvreté et accès limité au marché du travail ;
– Faibles niveaux de scolarisation et d’accès à la formation professionnelle. »
À n’en pas douter, les difficultés que rencontrent les Roms aujourd’hui sont le résultat de siècles de préjugés et de répression entretenus et encouragés par les autorités centrales et locales à l’écoute des fantasmes des populations qu’elles ont, elles-mêmes, contribués à façonner et à répandre, jouant habilement des stéréotypes pour imposer des modes de vie plus conformes à l’ordre social qu’elles voulaient imposer.
Une origine méconnue et un mode de vie original couplés à une organisation sociale différente sont des éléments à charge apparemment suffisants pour être d’abord pourchassés, bannis puis fichés, enfermés, surveillés, sédentarisés, « ghettoïsés », pour enfin être laissés à l’abandon dans des quartiers sordides. L’État français, comme les collectivités locales, refusent d’admettre leur responsabilité historique dans cette situation et persistent au contraire dans la même démarche ségrégative.
Quelles perspectives ?
À la faveur de la chute des régimes « communistes », une nouvelle conscience romani s’est développée, d’abord en Europe de l’Est puis en Europe de l’Ouest. En 1995, l’hebdomadaire Courrier international titrait à sa une : « Les Roms : naissance d’une nation ». Deux axes de revendications, pas forcément contradictoires, virent alors le jour au sein d’associations romanis et chez les intellectuels roms :
– Soit en faveur de la reconnaissance collective des Roms comme minorité nationale dans chaque État impliquant un certain nombre de droits dans le domaine politique, culturel ou relatifs à l’éducation.
– Soit pour la défense des droits individuels des Roms, dans l’optique d’une égalité des droits de tous les citoyens.
Autant dire tout de suite que cette volonté légitime des Roms d’être considérés comme des citoyens à part entière (reposant sur le postulat tronqué de l’égalité des droits dans les démocraties libérales) fut très rapidement déçue. Les nouvelles autorités « démocratiques »
des pays de l’Est remirent rapidement les Roms à leur place de « citoyens de seconde zone » (en supposant que tous les autres soient dans la première).
La revendication du statut de minorité nationale fut parfois satisfaite, notamment en Roumanie et en Macédoine. Cette reconnaissance fut en réalité le prétexte à une instrumentalisation des Roms et de leur image au niveau national et international. En Macédoine, par exemple, où les Albanais revendiquent le statut de nation constitutive au même titre que les Slaves macédoniens, la reconnaissance des Roms offre le triple avantage pour le gouvernement, de légitimer le refus des revendications albanaises au nom du principe de l’égalité entre minorités, de rapprocher les Roms des Slaves macédoniens contre les Albanais et enfin d’offrir un visage de démocratie soucieuse de ses minorités aux organismes internationaux. Ce faisant, ce même gouvernement joue avec le feu, lorsque l’on connaît les résultats de cette instrumentalisation de la part des autorités serbes au Kosovo, et cela n’apporte aucune amélioration aux conditions de vie des Roms vivant sur son sol.[19]
Suite aux illusions perdues, les revendications et les axes de luttes prennent depuis peu une nouvelle tournure. Face au désintérêt ou à l’hostilité des autorités publiques, de plus en plus de militants semblent s’orienter vers la promotion de l’auto-organisation au sein des communautés. Dans le Sud de la France, cela est sensible dans les quartiers où les associations animées par des Roms et des Romis se multiplient et où des contacts avec d’autres associations sont noués. À nous aussi de répondre aux timides et encore peu nombreux appels de ces militants qui ont décidé de prendre leur destin en main et qui, pour la plupart, remettent en cause les valeurs traditionnelles les plus pesantes pour l’individu. Rappelons-nous que le désintérêt des militants antiracistes, antifascistes ou libertaires (qui ne sont pas non plus exempts de tout préjugé) a contribué à jeter bon nombre de Roms dans les bras des pentecôtistes et autres évangélistes auprès desquels ils trouvèrent une écoute. À bon entendeur...
Xavier Rothéa
1. En Europe orientale et balkanique, le terme « Tsigane » est considéré comme très péjoratif par les Roms. À l’inverse, les populations romanis d’Espagne ou du Sud de la France arborent fièrement leur identité « gitane ».2. Marcel Courthiade, préface de l’ouvrage de Claire Auzias, les Tsiganes ou le destin sauvage des Roms de l’Est, 1995, Ed Michalon, préface, p. 18.
3. « Non-Rom » en romani.
4. L’Union romani internationale possède un rôle consultatif comme représentante des Roms auprès de l’ONU et du Conseil de l’Europe. Créée au début des années 1970 par des Roms pour la plupart issus des pays de l’Est, notamment de Yougoslavie, cette organisation en phase avec le régime titiste, joua un rôle très important pour la reconnaissance de l’identité romani (et plus anecdotiquement dans la mise en scène du rapprochement entre l’Inde et la Yougoslavie au sein du mouvement des non-alignés). Depuis les années 1980, cette organisation a été le fer de lance du mouvement d’émancipation des Roms et regroupa la plupart des intellectuels roms.
5. A. Frémont, la Région, espace vécu, 1976.
6. J.-P. Paulet, Géographie urbaine, A. Colin, 1999.
7. J.-P. Liégeois, Tsiganes et Voyageurs, Conseil de l’Europe, 1985.
8. H. Asséo, « Pour une histoire des peuples-résistances » in Tsiganes : identité, évolution, Syros alternative, 1989.
9. Kenrick et Puxon, Destins gitans, 1972, Gallimard.
10. Claire Auzias, les Tsiganes ou le destin sauvage des Roms de l’Est, 1995, Michalon.
11. Claire Auzias, Samudaripen : le génocide des Tsiganes, 1999, L’ Esprit frappeur.
12. Voir également à ce sujet Henriette Asséo, « La politique nazie de liquidation des Tsiganes », dans Ethnie n° 15, 1993.
13. Résolution de l’Union romani internationale adressée au conseil de l’Europe.
14. Marcel Courthiade, préface du livre de Claire Auzias, les Tsiganes ou le destin sauvage des Roms de l’Est, Michalon, 1995.
15. Henriette Asséo, les Tsiganes, une destinée européenne, Découvertes Gallimard, 1994.
16. Claire Auzias, Samudaripen, le génocide des Tsiganes, l’Esprit frappeur, 1999, annexe II, p. 184.
17. Lire à ce propos l’ouvrage de J. Sigot, Ces barbelés oubliés par l’histoire, un camp pour les Tsiganes... et les autres, Wallada, 1994
18. M.-C. Hubert, les Tsiganes en France, 1939- 1946, assignation à résidence, internement, déportation, université de Paris X Nanterre, 4 tomes, 1997.
19. Lire à ce propos : European Roma Rights Center, A Pleasant Fiction, the Human Rights Situation of Roma in Macedonia, Budapest, ERRC, 1998. Également disponible sur le site Internet de l’ERRC.