Affichage des articles dont le libellé est Textes traduits par nos soins. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Textes traduits par nos soins. Afficher tous les articles

vendredi 9 décembre 2011

"Une question de classe" - Alfredo Bonanno

Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, la classe n'est pas un concept marxiste.

Bien que nous rejetions les allégations marxistes sur le rôle historique de la classe ouvrière industrielle comme supérieure à tous les autres exploités, il est évident que la société est encore divisée en classes antagonistes.


Les termes de cette division se transforment avec la restructuration du capital.
Il est important de reconnaître celà afin d'adresser nos attaques vers les bonnes cibles dans la lutte.

Beaucoup d'anarchistes croient que l'idée de «classe» est un concept marxiste, et par conséquent ne s'y intéressent pas, et essaient de travailler sur d'autres manières de comptabiliser les divisions sociales.

Mais ces divisions existent clairement. Les conflits et la souffrance dominent la réalité moderne. Les masses qui soutiennent les profiteurs, et même leurs laquais survivent avec peine.

Il est donc nécessaire de tracer les contours des groupes sociaux où des individus partagent la même situation économique, politique, culturelle et sociale; peu importe la difficulté que cela représente.

Il est vrai que le terme «classe» a été dominé par la mystification marxiste pendant les quarante dernières années. Et ce n'est pas tant dans l'identification que Marx fait des classes, que par son affirmation selon laquelle la classe ouvrière industrielle est historiquement destinée à entraîner non seulement sa propre libération, mais aussi celle de l'ensemble de l'humanité, à travers la direction du parti qui prétend la représenter.

Tout anarchiste peut voir ici combien cette notion de classe est absurde et erronée. Mais nous devons nous rappeler que celà n'a pas tant à voir avec le concept de classe, qu'avec le rôle déterministe et messianique qui a été imposé à la classe ouvrière industrielle.

Nous pensons que le concept de classe est non seulement valable, mais nécessaire. Il est un instrument pour nous guider à travers le flux des divers aspects de la réalité sociale. Mais que nous ne sommes pas intéressés par les revendications mythiques sur le destin de la classe ouvrière industrielle.

Une chose que nous pouvons dire avec certitude est que les structures productives qui définissaient les divisions de classe dans le passé récent sont aujourd'hui en profonde mutation. Ce qui est également certain, c'est que bien que différent à bien des égards, un conflit tout aussi amer se reproduit aujourd'hui. Le problème est de voir comment cela se passe. A quoi faisons-nous face aujourd'hui ? Qu'est-ce qui marque la frontière entre la partie dominante de l'humanité et le reste?

Cette question est si importante qu'elle met la nécessité d'étudier les strates intermédiaires en deuxième place à l'heure actuelle. De tout aussi peu d'importance - pour le moment - est la nécessité d'envisager une répartition en trois classes ou plus. Ce qui nous intéresse aujourd'hui est la disparition progressive des divisions de classe traditionnelles et l'émergence d'une nouvelle. Il est clair qu'un tel argument a besoin de plus d'espace que ne nous pouvons lui en consacrer ici, mais nous ferons de notre mieux.

La division de classe était jadis basée sur l'idée d'un «manque».
Il y avait quelque chose qui était considéré comme le «bien commun» qui a été divisée en deux parties inégales.
La classe au pouvoir a pris possession de la plus grande partie de ce bien (communément connu comme la richesse), et de ce profit injuste a tiré les moyens de poursuivre l'exploitation et la domination. Ce sont, en premier lieu, les moyens culturels et idéologiques sur lesquels une échelle de valeurs a été fondée et qui condamnait la masse expropriée à ce qui semblait une situation irréversible.

En fait, les profondes contradictions au sein du système lui-même produisent des effets aussi radicaux en son sein que la lutte contre ses propres de domination. De récurrents problèmes sociaux ont été résolus par l'amélioration des conditions de travail.

La situation est devenu si insupportable pour le capital qu'il a dû renforcer ses structures, en augmentant la collaboration entre les États : mais c'est la technologie de pointe qui a eu un impact décisif en rendant la restructuration de la production possible.

Nous nous dirigeons maintenant vers une situation radicalement différente. La question du «manque» est de plus en plus floue, tandis que la question de la «possession» se dessine. La différence de classe n'est plus seulement créée par le fait que quelqu'un ne possède pas "autant" que l'autre, mais par le fait - unique dans l'histoire de l'humanité - qu'une partie possède «quelque chose» que l'autre n'a pas.

Pour mieux comprendre cela, nous devons nous rappeler que dans le passé la classe des exploité-e-s a toujours "possédé" quelque chose, même si ce n'était seulement que leur «force de travail», c'est à dire leur capacité à produire. Ils et elles ont toujours été obligé-e-s de la vendre, c'est vrai, et souvent à un prix très bas, mais l'autre côté en avait toujours besoin.
La négociation pouvait même atteindre ce point où ces malheureux vendeurs de leur force de travail n'arrivaient plus à joindre les deux bouts, mais personne ne pouvait nier que la classe ouvrière avait une «possession» qui faisait partie de la même échelle de valeurs que celle de la classe dominante. Dans le passé, les exploiteurs et les exploité-e-s se faisaient face (également au sein de la gamme considérable de stratifications de classes) sur la base d'une «possession» qui a été commune aux deux, mais leur appartenait de manière inégale. Maintenant un côté possède quelque chose que l'autre n'a pas, et n'aura jamais.

Cette «chose», c'est la technologie : la gestion technologique de la domination, la construction d'une «langage» exclusif appartenant à une classe «d'inclus». La classe dominante s'entoure aujourd'hui d'une muraille qui est beaucoup plus élevée que celle d'autrefois, qui consistait en la richesse matérielle et était défendu par des gardes du corps et des coffres-forts. Ce mur sera toujours une séparation radicale, aussi nette qu'incompréhensible - à court terme - pour ceux et celles qui ne se trouvent pas dans le processus d'inclusion. Le reste, les «exclus», deviennent une classe de "bénéficiaires" externes, capables d'utiliser seulement la technologie de manière secondaire et parfaitement instrumentale au projet de domination.

La partie des "exclu-e-s" de l'humanité n'est pas encore en mesure, au moins pour un temps très long à venir, de réaliser ce qui lui a été volé, parce que c'est une production qui n'appartient plus à la même échelle de valeurs. En construisant cette nouvelle séparation, la dernière espère-t-elle, la classe dominante a également construit un nouveau code moral qui n'appartient plus à la même échelle de valeurs, une sorte de code moral qu'elle n'a plus l'intention de partager avec les autres, avec ceux et celles qui appartiennent au monde des exclu-e-s. Autrefois, le principe du talon d'Achille était précisément ce code moral. Il était utile de plusieurs façons en vue d'assurer un meilleur contrôle, mais il a souvent abouti à ce que les exploiteurs sentent le souffle chaud de leurs partisans sur leurs cous.

Ainsi, cette nouvelle situation qui est sur le point de s'achever est la construction de nouvelles structures de classes, et non l'abolition du concept de classe. Ce n'est pas une question de terminologie, mais une nécessité opérationnelle. A l'heure actuelle, les concepts de classe et ceux relatifs aux «conflits de classe» semblent tout à fait adéquates pour indiquer les processus de la structuration sociale et comment celle-ci fonctionne. De la même manière, il est toujours possible d'utiliser le concept de «conscience de classe
» face à la difficulté croissante que les «exclus» ont à considérer leur propre condition d'exclusion.

Chaque stratégie révolutionnaire que nous pouvons imaginer pour la résistance contre le processus de restructuration en cours devrait garder à l'esprit les modifications qui sont en cours et, dans certaines limites, la stratification au sein des classes elles-mêmes. Peut-être dans cette phase précoce les marges de la classe incluse (l'ennemi de classe) ne sont pas faciles à définir. Nous aurons donc à adresser nos attaques vers des objectifs qui sont les plus évidents. Mais ce n'est qu'une question de documentation et d'analyse.

Ce qui est plus important à ce stade est de montrer que les discussions sur la terminologie ne vont pas résoudre le problème qui consiste à trouver l'ennemi et à le démasquer. Un acharnement à ce sujet masque simplement une incapacité à agir.

Notes: D'abord publié en anglais dans le numéro 5 du journal "Insurrection", en 1988.
Source: Récupéré le 7 avril 2011 à partir de http://pantagruel-provocazione.blogspot.com/2010/07/question-of-class.html

Traduit de l'anglais par Le Cri Du Dodo.Lien

samedi 26 novembre 2011

"L'ascension des barbares" - Wilfull Disobediance

[Ce texte anonyme publié dans le journal anarchiste insurrectionnaliste anglais Wilful Disobediance il y a quelques années nous semble d'un intérêt tout particulier dans les débats qui agitent aujourd'hui les milieux anarchistes et anti-autoritaires au sujet du progrès technique et de la civilisation, en particulier vu la fascination néfaste que certaines théories primitivistes et autoritaires semblent produire ces derniers temps comme refuge au traditionnel gauchisme qui domine dans les luttes sociales. Néanmoins, et si nous ne souscrivons pas à l'idéalisation mystique de la nature humaine ni au rejet primaire de toute technologie qui semblent être les fondamentales du primitivisme, nous voyons comme nécessaire une critique anarchiste des notions de civilisation et de barbarie, aussi bien que du progrès technique dans une perspective révolutionnaire. En voici une première traduction en français.]

Une révolte non-primitiviste contre la civilisation

Si nous examinons l'essentiel du débat actuel dans les milieux anarchistes concernant la civilisation, la technologie, le progrès, l'anarchie verte contre l'anarchie rouge et ainsi de suite, l'impression qui nous est laissée est que la critique de la civilisation n'est apparue que récemment au sein de la pensée anarchiste et révolutionnaire. Mais cette impression est fausse, et dangereuse pour ceux et celles d'entre nous qui partagent une perspective révolutionnaire anticivilisationnelle.

En fait, une remise en cause révolutionnaire de la civilisation, de la technologie et du progrès peuvent être trouvées à travers l'histoire de la pensée révolutionnaire moderne. Charles Fourier et son utopie socialiste "Harmonie" contre la disharmonie de la «civilisation». Un certain nombre des plus radicaux des romantiques (William Blake, George Byron et Mary Shelley entre autres) étaient notablement sceptiques vis à vis de l'industrialisme et de sa raison utilitaire.

Mais nous pouvons ramener les choses à plus près en regardant chez les anarchistes du 19e siècle. Certes, Bakounine n'avait aucun problème avec la technologie industrielle. Bien qu'il ne partageait pas la foi quasi-mystique d'un Marx en la capacité du développement industriel à créer la base technique pour le communisme mondial, il n'a pas non plus vu quoi que ce soit d'intrinsèquement dominant dans la structure des systèmes industriels.

En fait, le destin de sa conception des travailleurs prenant en charge l'organisation de la société à travers leurs propres organisations économiques et industrielles était de devenir la base de l'anarcho-syndicalisme. Cette évolution, cependant, est basée sur un malentendu, puisque Bakounine a très clairement indiqué que cette organisation n'était pas quelque chose qui pourrait être développé sur une base idéologique en dehors de la lutte directe des ouvriers, mais plutôt que c'était quelque chose que les travailleurs pourraient développer pour eux-mêmes dans le cours de leurs luttes. Il n'a donc pas suggérer une quelconque forme organisationnelle spécifique pour cela. Néanmoins, les appels de Bakounine au «déchaînement des mauvaises passions» des opprimé-e-s et des exploité-e-s ont été vues par beaucoup de révolutionnaires plus raisonnable à cette époque comme un appel à la destruction barbare de la civilisation. Et Bakounine lui-même appela à «l'anéantissement de la civilisation bourgeoise
», «la destruction de tous les États» et «l'organisation libre et spontanée de bas en haut, par le biais d'associations libres».
Mais un contemporain français de Bakounine, Ernest Coeurderoy, était lui moins conditionnelle dans son rejet de la civilisation.
Il dit simplement: «Dans la civilisation, je végète, je ne suis ni heureux, ni libre, pourquoi alors devrais-je garder le désir que cet ordre d'homicide soit conservé ? Il n'y a plus rien à conserver de ce dont la terre souffre
». Et il fit, comme d'autres révolutionnaires anarchistes à cette époque, tel Déjacque, appel à l'esprit barbare de destruction pour mettre un terme à la civilisation de la domination.

Bien sûr, pour la majorité des anarchistes à cette époque, comme dans la nôtre, la civilisation n'est pas remise en question, ni la technologie ou le progrès. La vision de Kropotkine de communisation «des usines, des champs et des ateliers» ou de Josiah Warren de la "vraie civilisation" ont inévitablement plus d'éccho pour qui n'est pas prêt à affronter l'inconnu et les critiques anarchistes de l'industrialisme et de la civilisation qui, souvent, n'offrent pas une vision claire de ce qui se passera après la destruction révolutionnaire de la civilisation qu'ils détestent.

Le début du 20ème siècle, et plus particulièrement le grand massacre connu sous le nom première Guerre Mondiale, a apporté avec lui un important renversement des valeurs. La foi dans l'idéal bourgeois du progrès a été soigneusement érodé et la remise en cause de la civilisation elle-même est un aspect important d'un certain nombre de mouvements radicaux dont le dadaïsme, le futurisme anarchiste russe et les débuts du surréalisme. Si la plupart des anarchistes les mieux connus (comme Malatesta, Emma Goldman, Mahkno et ainsi de suite) ont continué à voir la possibilité d'une civilisation industrielle libérée, d'autres anarchistes moins notoires ont eu une vision différente des choses. Ainsi, vers 1919, Bruno Filippi écrit:

"J'envie les sauvages. Et je vais leur crier d'une voix forte
«Sauvez-vous, la civilisation est à venir.»
Bien entendu, notre chère civilisation, dont nous sommes si fiers. Nous avons abandonné la vie libre et heureuse de la forêt pour cet horrible esclavage moral et matériel. Et nous sommes des maniaques, des neurasthéniques, des suicidés.

Pourquoi devrais-je me soucier que cette civilisation ai donné des ailes pour voler à l'humanité si c'est pour qu'elle puisse bombarder des villes, pourquoi devrais-je m'y intéresser si je connais chaque étoile dans le ciel ou chaque rivière sur la Terre ?

[...]

Aujourd'hui, la voûte étoilée est un voile de plomb à travers lequel nous avons vainement essayer de passer, et aujourd'hui il n'est plus inconnue, il est indigne de confiance.

[...]

Je me fous de leur progrès, je veux vivre et jouir."
Maintenant, j'aimerai être clair. Je ne cherche pas par là à apporter sur la place publique la preuve que l'actuel mouvement anti-civilisationnel possède un héritage anarchiste légitime. Si sa critique de la réalité, que nous devons relever, est exacte, pourquoi devrions-nous préoccuper de savoir si elle s'inscrit dans un certain cadre de l'orthodoxie anarchiste ? Mais de Bakounine à Coeurderoy, Malatesta ou Filippi, tous les anarchistes du passé qui ont vécus dans la lutte contre la domination, ont bien compris qu'il ne s'agissait pas de chercher à bâtir quelque orthodoxie idéologique. Ils ont participé au processus de création d'une théorie anarchiste révolutionnaire et d'une pratique qui serait un processus continu. Ce processus a comporté des critiques de la civilisation, du progrès et de la critique des critiques de la technologie (et souvent dans le passé, ces critiques ne se sont pas connectées, de telle sorte que, par exemple, Bakounine a pu appeler de «l'anéantissement de la civilisation bourgeoise» et encore embrasser son prolongement technologique , l'industrialisme, et Marcus Graham pourrait appeler à la destruction de "la machine" en faveur d'une civilisation non mécanisée). Nous vivons dans des temps différents. Les paroles de Bakounine ou de Coeurderoy, de Malatesta ou Renzo Novatore, ou de l'un des écrivains anarchistes du passé ne peuvent pas être pris comme un programme ou une doctrine à suivre. Elles forment plutôt un arsenal à piller. Et parmi les armes de cet arsenal, il y a des béliers barbares qui peuvent être utilisés contre les murs de la civilisation, du mythe du progrès, du mythe depuis longtemps réfuté selon lequel la technologie peut nous sauver de nos malheurs.

Nous vivons dans un monde où la technologie a certainement perdu le contrôle. Comme la catastrophe suit la catastrophe, les paysages soit disant "humains" sont de plus en plus contrôlés et mécanisés, et les êtres humains sont de plus en plus conformes à leur rôle en tant que rouages ​​de la machine sociale. Historiquement, le fil conducteur qui a traversé tout ce qu'il y a de meilleur dans le mouvement anarchiste n'a pas consisté en une foi dans la civilisation, la technologie ou le progrès, mais plutôt en le désir de chaque individu d'être libre de créer sa vie comme il ou elle le juge opportun dans le cadre de la libre association, en d'autres termes, le désir de réappropriation individuelle et collective de la vie. Et ce désir est toujours ce qui motive la lutte anarchiste.
A ce stade, il est clair pour moi que le système technologique est partie intégrante du réseau de la domination. Il a été développé pour servir les intérêts des dirigeants de ce monde. Un des buts principaux du système technologique à grande échelle est le maintien et l'expansion du contrôle social, et cela nécessite un système technologique qui est très largement auto-entretenu, en ne nécessite seulement qu'un minimum d'intervention humaine. Ainsi, un mastodonte est né. Le constat du fait que de nombreux progrès techniques n'avaient aucun lien inhérent avec la libération humaine a été déjà fait par de nombreux révolutionnaires à la fin de la Première Guerre mondiale. Certes, l'histoire du 20e siècle devrait avoir renforcé cette analyse. Nous voyons maintenant un monde physiquement, socialement et psychiquement dévasté, comme le résultat de tout ce qui a été appelé progrès. Les exploité-e-s et dépossédé-e-s de ce monde ne peuvent plus sérieusement désirer obtenir une part de ce gâteau en putréfaction, ni de prendre la relève en l'«auto-gérant».

La réappropriation de la vie doit avoir un sens différent dans le monde actuel. À la lumière des transformations sociales de ces dernières décennies, il me semble que tout mouvement anarchiste révolutionnaire sérieux se doit d'appeler à la remise en cause de l'industrialisme et de la civilisation elle-même, précisément parce que ne pas le faire risquerait de ne pas nous fournir les outils nécessaires pour reprendre nos vies en main comme étant les nôtres.

Mais mon point de vue anti-civilisationnel n'est pas une perspective primitiviste. Alors que celle ci peut effectivement être source d'inspiration pour examiner les aspects apparemment anarchiques et communistes de certaines cultures «primitives», je ne base pas ma critique sur une comparaison entre ces cultures et la réalité actuelle, mais plutôt sur la manière dont l'ensemble des différentes institutions qui composent la civilisation agissent conjointement pour me voler ma vie et la transformer en un outil de reproduction sociale, et comment elles transforment la vie sociale dans un processus productif ne servant qu'à maintenir les gouvernants et leur ordre social.
Ainsi, il s'agit essentiellement d'une perspective révolutionnaire, et c'est pourquoi je vais toujours faire usage de quelque chose dans cet arsenal qui est l'histoire de la théorie révolutionnaire et toute pratique qui peuvent améliorer ma lutte.
Les peuples «primitifs» ont souvent vécu de façon anarchique et communiste, mais ils n'ont pas une histoire de la lutte révolutionnaire à partir de laquelle nous pouvons faire un état du butin des armes à notre disposition pour notre lutte actuelle. Cependant, celà étant dit, je considère les anarcho-primitivistes qui continuent à reconnaître la nécessité de la révolution et de lutte des classes comme mes camarades et complices potentiels.

La lutte révolutionnaire contre la civilisation du contrôle et du profit qui nous entoure ne sera pas une tentative raisonnable pour s'emparer des moyens de production. Les dépossédé-e-s de ce monde semblent commencer à comprendre que ce n'est plus une option pour la libération (si elle l'a jamais été). Si la plupart ne sont pas au clair sur qui ou quoi est précisément l'ennemi, la plupart comprennent qu'ils n'ont rien à dire à ceux du pouvoir, parce qu'ils ne partagent plus de langue commune. Nous qui avons été dépossédé-e-s par ce monde savons désormais que ne nous pouvons rien attendre de lui. Si nous rêvons d'un autre monde, nous ne pouvons pas exprimer ce rêve, car ce monde dans lequel nous vivons ne nous fournit pas les mots pour le dire. Et très probablement pas non plus pour la plupart des rêves en général. Ils ressentent juste la fureur de la dégradation continue de leur existence. Alors cette révolution, en effet, doit être la libération des «mauvaises passions» dont parlait Bakounine, les passions destructrices qui sont la seule porte d'une existence libre. Ce sera la venue des barbares annoncée par Déjacque et Coeurderoy.

Mais c'est précisément quand les gens savent qu'ils n'ont plus rien à dire à leurs dirigeants, qu'ils peuvent enfin apprendre à parler les uns avec les autres. C'est précisément quand les gens savent que les possibilités de ce monde ne peuvent rien leur offrir qu'ils peuvent apprendre à rêver l'impossible. Ce réseau d'institutions qui dominent notre vie, cette civilisation, a transformé notre monde en une prison toxique. Il y a tellement à détruire pour que la création d'une existence libre soit rendue possible. Le temps des barbares est à portée de main.

[...] Que les barbares se déchainent. Puissent-ils aiguiser leurs épées, qu'ils brandissent leurs haches de guerre, qu'ils frappent leurs ennemis sans pitié.Que la haine prenne la place de la tolérance, et puisse fureur prendre la place de la résignation, puisse l'indignation prendre la place du respect. Puissent les hordes barbares monter à l'assaut, de manière autonome, et de la manière qu'ils déterminent. Et puisse aucun parlement, aucune institution de crédit, aucun supermarché, aucune caserne, aucune usine ne jamais pousser à nouveau après leur passage. En face du béton qui s'élève à l'assaut du ciel et la pollution qui le recouvre, on puis dire avec Déjacque que «Ce n'est pas l'obscurité que les Barbares apporteront au monde cette fois, c'est la lumière.» -

Crisso / Odoteo

----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Texte anonyme paru dans le journal anarchiste anglais "Wilful Disobediance",
numero 1, volume4. Ré-édité sur insurgentdesire.org.uk le 20 Septembre 2009

lundi 23 mai 2011

"La crise comme pacification"

par Peter Gelderloos

[Texte anarchiste nord-américain publié sur les sites "Guerilla News" et "Anarchistnews.org" le 25 juillet 2010 dans un recueil de textes de critique sociale radicale sur la thématique de la crise intitulé "Cascades : conversations in crisis" également publié sur le site "anarchist-studies.org" par Friendly Fire Collective. Il revient sur une expérience des luttes en Europe, principalement en Espagne et en Grèce, et en tire quelques leçons en comparaison avec la situation du mouvement anarchiste aux Etats-unis. Nous avions déjà traduit et publié "La non-violence est patriarcale", du même auteur.]

Tiré de "Cascades: Conversations en crise".

De retour aux États-Unis après avoir vécu quatre ans à l'étranger, j'ai été surpris d'y découvrir une prolifération de campements sauvages, d'occupations de maisons vides, de squats, d'occupations d'universités, de jardins urbains sauvages, des rassemblements de solidarité avec les immigrés, et d'émeutes contre la police de la côte Est à la côte Ouest.

D'une part, il semble y avoir un certain niveau d'agitation à l'échelle national, un potentiel d'ébullition qu'on a plus vu dans ce pays depuis des décennies. D'autre part, le sentiment collectif d'être dans un moment révolutionnaire, la réalité émotionnelle de participer à une lutte forte et d'ordre mondial semble étrangement absent. Les gens ne semblent pas oser vouloir que leurs leurs espoirs s'accomplissent, quand précisément ce dont la lutte a besoin pour espérer voir ses espoirs s'accomplir, et de quoi qu'il s'agisse : c'est de faire preuve d'audace. Pour cause, la réalité de l'activisme façon ONG dans laquelle beaucoup de gens s'impliquent ici, et qui a dominé les mouvements sociaux dans ce pays depuis des années, n'est rien d'autre que démoralisante.

Beaucoup de gens ont déjà fait remarqué que «La crise, c'est la routine», ou que la crise est partie intégrante du fonctionnement normal, de flux et de reflux, du capitalisme. Une autre bonne façon de comprendre « la crise » est de la voir comme la pacification des mouvements sociaux. Le capitalisme nous exploite toujours, et le gouvernement cherche toujours à nous duper, tirer profit de nous et à accroître ses pouvoirs. Peut-être l'élément le plus tragique de la crise actuelle est de constater à quel point ils ont pu s'en tirer, précisément parce que nous avons été pacifié-e-s.

A Barcelone, où je vis actuellement, la pratique du squat de bâtiments abandonnés pour le logement et les centres sociaux a aboutit à un mouvement important, et possédant une forte capacité d'auto-défense. A proximité, en Grèce, une lutte anarchiste enracinée de longue date a permis de gagner du temps et du terrain qui a pu s'investir dans de nouvelles occupations urbaines des terres, dans les mouvements de travailleurs/euses, dans les luttes de solidarité aux immigré-e-s, dans une riposte à la brutalité policière, et bien plus encore.

En comparant la situation aux États-Unis avec celles dans ces deux pays, on peut tirer un certain nombre de leçons qui pourraient être utiles ici.

La démocratie n'est pas ton ami

En Espagne et en Grèce, la transition de la dictature fasciste ou militaire à la démocratie s'est opérée dans les années 1970, et les deux dictatures ont été mises en place avec la complicité active de la bourgeoisie à une époque où les mouvements révolutionnaires anarchistes et communistes allaient en grandissant. Parce qu'ils ont gardé cette mémoire vivante, plus de gens qu'ailleurs y sont conscients que la démocratie et la dictature ne sont que les deux faces d'une pièce, et que c'est une pièce de monnaie que la classe dominante saura encore faire tourner lorsqu'elle en aura besoin pour augmenter ses chances. Dans ces pays, il y a moins de confiance dans les gouvernements, donc l'illusion de la paix sociale et le piège de la participation, les deux outils que possède la démocratie et pas la dictature, sont moins efficaces. Les anarchistes dans ces deux pays ne se considèrent pas comme une partie de la gauche, parce qu'ils comprennent bien que la gauche n'y est rien de plus que la gauche du capital. Tout comme l'État a deux ailes, il dispose de deux stratégies de base de contre-insurrection : la répression - c'est à dire écraser violemment les luttes sociales, et la récupération - c'est à dire la corruption et le détournement des luttes sociales en alternatives citoyennistes qui se concentrent sur le rajeunissement du système plutôt que sur sa destruction-.

Utiliser « la démocratie » comme un bon terme, tenter de la comprendre autrement que comme le système esclavagiste qu'elle a toujours été depuis l'Athènes de la Grèce antique, nous empêche de comprendre le principal moyen par lequel les mouvements sociaux sont défaits de nos jours : en étant happées par la participation au système et la confiance aux autorités, qui sont à blâmer pour tous les problèmes que nous tentons de combattre.* [note en bas de page]

En Espagne et en Grèce, les anti-capitalistes comprennent que les ONGs sont tout autant des ennemis que la police. Les ONG obtiennent leurs financements de la Fondation Ford, du gouvernement, et même des entreprises d'Etat et du capitalisme en général, précisément parce qu'elles fournissent une belle soupape de sécurité bien pratique : en prévenant les tensions sociales et leur transformation en luttes sociales. Les ONGs transforment les révolutionnaires en carriéristes, l'implication politique radicale en engagement politique de bureau, les luttes en bureaucraties.

La gauche, à travers ses partis politiques, autant que par ses organisations non gouvernementales, est structurée de manière à contrôler et canaliser la résistance. Ceux et celles d'entre nous qui veulent vraiment un monde libre et égalitaire, dans laquelle tout le monde peut répondre à ses besoins et poursuivre ses désirs feraient mieux de comprendre notre relation avec le système démocratique comme un antagonisme.

Les gens dans les mouvements sociaux aux États-Unis ont besoin d'affirmer l'autonomie des luttes. Les partis politiques, les politiciens, et le financement d'entreprise ou d'État ne sont pas les bienvenus. Les projets qui doivent compter sur ce type de financements, qui leur permet de soulager leurs besoins à court terme, doivent avoir l'ouverture d'esprit et l'honnêteté de reconnaître qu'ils ont troqué leur autonomie, et que pendant qu'ils font leur important travail de charité et d'humanitaire, ils n'ont pas entrepris de luttes sur une base durable, à long terme, qui peuvent s'attaquer aux causes profondes des troubles sociaux qu'ils dénoncent.


l'Histoire se meurt sans notre amour

Les luttes sociales en Espagne et en Grèce bénéficient aussi de plus de souvenirs qui leurs offrent des leçons d'histoire collective, d'élan, et de continuité pour survivre d'une génération à l'autre. Leur analyse plus approfondie de la démocratie ne serait pas possible si l'histoire des luttes passées avait disparue. La société américaine, d'autre part, souffre d'une amnésie prononcée, et ceci parce que les mouvements révolutionnaires dans ce pays ont choisi, par omission, de laisser l'histoire des luttes mourir dans un coin. L'histoire n'a pas d'existence objective. Elle se dessèche si elle n'est pas nourrie et alimentée, et sortie pour être remise en marche. L'histoire ne peut pas vivre sur les pages d'un livre, elle ne peut vivre que dans les rues.

Quel meilleur exemple de la puissance et de la vulnérabilité de l'histoire que celle du 1er Mai ? Une lutte menée il y a 114 ans dans ce pays a donné naissance à une force que les mouvements anti-capitalistes du monde entier peuvent encore se ré-approprier aujourd'hui, et toujours dans ce pays, le 1er Mai avait presque disparu jusqu'à ce que des immigrants en lutte le ramènent à la vie en 2006 ( « May Day »). Perdre cette histoire signifie perdre la capacité à lutter contre le capitalisme armé de la connaissance du fait que la paix démocratique n'a jamais existé, que nous avons toujours lutté et contre-attaqué. La profondeur historique correspond à la profondeur politique. Sans elle, tout ce que nous pouvons faire, c'est prier pour nos déchets et nous opposer aux outrages sociaux les plus récents tout en laissant le système intacte. Cette stratégie témoigne d'une grande faiblesse du mouvement anti-mondialisation. Cette politique commune à la gauche, qui manque de profondeur historique, ne peut contester le néolibéralisme, tout en restant muette sur les structures profondes et mondiales qui ont produit le néolibéralisme, et pour laquelle le néolibéralisme n'a été rien d'autre qu'une stratégie alternative.

L'histoire de la lutte est généralement l'histoire de nos défaites, mais ces défaites nous sont chères, parce qu'elles nous rappellent que nous sommes courageux/euses, que nous sommes capables de riposter, et elles nous enseignent comment faire mieux la prochaine fois. Il y a tout juste quelques décennies encore, les États-Unis étaient le théâtre de puissantes luttes sociales qui sont toujours une source d'inspiration pour les radicaux et anti-capitalistes du monde entier. Les Black Panthers, par exemple, non seulement pour les Afro-Américains, mais pour le reste du monde.

A Barcelone, les squatters anarchistes parlent encore de l'expulsion du centre social « Cine Princesa », 14 ans après les faits. La résistance a échoué, le bâtiment a été expulsé, mais les gens se sont inspirés eux-mêmes en luttant de toutes leurs forces. Ils ont fait réfléchir à deux fois l'Etat avant la prochaine expulsion, et ils tiennent à la mémoire de cette bataille, parce qu'elle peut inspirer les générations futures.

Dans l'ensemble, nous avons permis que ces histoires nous soient volées dans ce pays. Beaucoup de gens deviennent politiquement actifs aujourd'hui et apprennent davantage sur les luttes du passé à travers les livres et les documentaires que dans les veillées commémoratives, les manifestations plans-plans et les défilés, les affiches, et les célébrations de jours fériés. Les luttes révolutionnaires des années 60 et 70 ont été anéanties par une efficace répression gouvernementale, une grande partie des mouvements se sont vendus ou retirés à des fins pacifiques, pour participer à la politique municipale ou trouver un endroit peinard, une planque au sein du système, et pour une autre partie l'adoption de formes de plus en plus autoritaires d'organisation, ce qui -on pouvait s'y attendre- a conduit à la constitution de factions, à des jeux de pouvoir, et à des luttes intestines. Malheureusement, les gens en sont aujourd'hui plus à réinventer la roue plutôt que de s'investir de manière honnête après la profondeur de ces défaites.

Les fantômes des luttes passées peuvent nous donner de la force, mais seulement si nous continuons à leur parler, à apprendre d'eux, pour les ramener dans les rues.

Aux États-Unis, nous devrions commencer par commémorer par exemple l'anniversaire des émeutes importantes, les meurtres commis par la police, les occupations de terres, et d'autres événements des luttes en organisant des manifestations et des festivals, en recréant cette histoire aux yeux de tout le monde, et en nous rappelant que nous avons toujours été mis en difficulté. Nous devrions publiquement faire mémoire de l'esclavage, de la ségrégation et du génocide contre les peuples autochtones. Non pas afficher avec arrogance le chemin que nous avons parcouru, comme le fait la gauche, mais montrer combien le système actuel a édifié sa puissance, et combien de fois il a changé de
masques.

« L'opinion publique » n'existe pas.

Une autre force des anarchistes en Espagne et en Grèce, c'est qu'en général, ils ne parlent pas aux médias. Ils comprennent que les médias ne sont pas des alliés, mais une partie du système de contrôle démocratique. Le problème n'est pas seulement «les grands médias», lorsque par exemple c'est la même société qui fabrique des bombes et qui produit également l'information du journal de 20H : qui explique comment et pourquoi les bombes ont été utilisées, et fait des reportages glorifiant les personnes qui ont utilisés ces bombes (l'armée). Même si cela ne fait qu'intensifier le problème, tout ça va beaucoup plus loin : jusqu'aux fondements mêmes d'une société dans laquelle les informations sont créées par des producteurs spécialisés, et distribuées dans des espaces spécifiques par le biais de flux qui sont réglementés et non-réciproques. En d'autres termes, la structure des médias crée des producteurs et des consommateurs de faits et de culture. Dans une société vraiment libre : tout le monde participerait à créer l'information et la construction de la culture, et les partageraient réciproquement.

Dans certains cas spécifiques, la couverture médiatique peut être influencée pour faire une différence concrète, mais les médias ne communiquent jamais les idées que nous avons besoin de communiquer afin de parvenir à un changement social radical. Au lieu de cela, les anarchistes en Grèce et en Espagne mettent l'accent sur la contre-information, sur la communication directe avec la société au moyen d'affiches, de tracts, de graffitis, de manifestations, des marches de protestation, de conversations en face à face afin de contrer les mensonges propagés par les médias.

Aux États-Unis, les médias ont des mouvements sociaux dont ils peuvent tirer les ficelles, et la plupart des militant-e-s se mettent dans cette position volontairement. Les radicaux américains sont si sensibles à « l'opinion publique », qu'ils et elles semblent ne pas saisir quel genre d'institution sont la presse et les médias. La chose la plus importante à comprendre est que « l'opinion publique » n'existe pas. C'est un produit imaginaire d'une démocratie spectaculaire, régie par les médias. L'opinion publique est créé par des flux à sens unique d'informations (par exemple la télévision et les journaux, ou la publicité) et le cadrage permanent du débat. On pourrait facilement obtenir par ce biais une société de contrôle, même si les gens étaient autorisés à voter sur toutes les décisions (par exemple sous la forme d'une «démocratie directe»), aussi longtemps que l'on pourrait cadrer quelles questions ont été posées et comment on les poses. « L'opinion publique » ne sera jamais pour l'abolition des prisons, car d'une part, cette question n'est jamais posée (à la place, le ou la journaliste demande: «pensez-vous que la police fait bien son travail? »), et d'autre part, le public est constamment bombardé d'histoires sur la hausse de la criminalité, l'insécurité, etc. Les causes profondes du crime, ou même de ce que tel ou tel crime signifie comme construction sociale, et qui arrive à le définir : tout ceci ne rentre jamais dans le débat public.

Etre sensible à l'opinion publique en ce qui concerne les tactiques que nous utilisons dans nos luttes, c'est un peu comme demander au FBI ce qu'il pense de nos projets politiques et de nos stratégies.

Les révolutionnaires aux Etats-Unis doivent reconnaître qu'en fait, changer radicalement notre société toute entière est une perspective effrayante, et que cela nécessite de faire considérablement tanguer la barque. Être « pragmatique » et jouer le jeu des relations publiques comporte des avantages à court terme tout en rendant les changements à long terme impossibles. Pour le moment, nous prenons le risque d'être impopulaires, jusqu'à ce que par la répétition, le travail acharné, l'audace et l'engagement constant des les conflits sociaux, nous faisions que les idées radicales apparaissent normales et sensées, et que les tactiques les plus radicales deviennent plus attractives que les autres.

Avant la popularité, vient l'action

Le public n'est pas la société, mais il est plus accessible. Dans le capitalisme, la société est en grande partie invisible, alors que le public est très visible, même si la première est réelle et que ce dernier est imaginaire. Il est absolument vital de communiquer avec la société, mais personne ne sait réellement ce que la société pense, et moins encore la société elle-même.

Ce que nous savons est que la société est pleine de gens qui applaudissent en silence à chaque fois que quelqu'un tire sur la police pour se défendre, chaque fois que des gens qui s'emparent d'un bulldozer et le détournent pour démolir un hôtel de ville, chaque fois que des gens sont si dégoûtés par l'aseptisation et le contrôle des façades de l'espace urbain qu'ils ou elles les recouvrent de graffitis : des applaudissements de gens qui se pensent seuls dans leur haine du système. Les signes de résistance sont partout.

Nous avons besoin d'avoir confiance en nos propres analyses, et d'agir contre le système même en l'absence d'un mandat populaire. Le capitalisme est basé sur la dissonance cognitive [ndt : processus psychologique qui consiste à accepter son insatisfaction en se trouvant des raisons], etsur l'apprentissage de l'auto-trahison : et pour l'attaquer, les gens doivent attaquer leurs propres chaînes, leurs propres modes de vie. En Grèce, pendant des années, seuls les anarchistes eurent recours aux pratiques « impopulaires et non-pragmatiques » telles que tenir des assemblées ouvertes, organiser des occupations à durée indéterminée, casser des banques, et attaquer des postes de police. Mais dans le soulèvement social de grande envergure qui eu lieu en Décembre 2008 et depuis lors, des centaines de milliers de personnes ont eu recours à ces pratiques, y compris les personnes qui les critiquaient.

La plupart des gens ne soutiendront jamais une lutte à grande échelle à moins que celle-ci existe déjà sous une forme moins développée, parce que seule une lutte qui a déjà commencé à créer de l'énergie peut pousser les gens sur la voie difficile de la riposte contre les structures de dominations qui les exploitent. En attendant, les luttes ne peuvent être initiées que par ceux et celles qui osent agir. Les attaques directes contre le capitalisme, l'Etat, les structures de la suprématie blanche et le patriarcat peuvent gagner en sympathie. Cette sympathie ne pourra jamais se mesurer dans les médias ou dans les conversations de militant-e-s professionnels, mais il sera audible dans les rues, sur les murs, dans les transports en commun, dans les universités. Au début, c'est nécessairement une position minoritaire, car dans un premier temps : seul-e-s ceux et celles dont le rejet de l'ordre actuel est le plus viscérale et sans concessions se joignent aux luttes, mais comme ces luttes deviennent moins apologétiques et s'affirment comme une force réelle dans tous les mouvements sociaux et au travers de toutes les lignes de faille des conflits sociaux, de plus en plus de gens sont amenés à reconnaître qu'en fin de compte, il est logique de se battre contre un système qui constitue une exploitation, une humiliation, et une guerre contre chacun-e d'entre-nous.

* [Note] Prenez le mouvement anti-guerre aux Etats-unis. Il n'a pas été vaincu par la répression : il s'est suicidé à petit feu. En étant pacifiques, en étant citoyenniste, en se faisant avec le crédit de l'autorité et donc en plaçant sa confiance en celle-ci, en participant aux élections : il a perdu sa capacité à inspirer et à créer de la puissance.
Peter Gelderloos

Traduction française par Le Cri Du Dodo.

jeudi 17 février 2011

Un témoignage anarchiste depuis l'Egypte

La nuit dernière, un anarchiste du Liban est venu présenter un témoignage sur la situation en Egypte à notre centre social, et je voulais transmettre cette information aux camarades anglophones. Il s'agit d'une série de notes extraites du discours, soulignant les questions que des anarchistes qui ont suivit les évènements à travers la couverture des grands médias sont susceptibles de se poser sur la situation.

La personne qui a pris la parole a été impliquée dans l'organisation de la solidarité avec le peuple égyptien, et une partie de l'entretien a été réalisée en contact avec une amie depuis la place Tahrir afin que nous puissions lui poser quelques questions directement.



La révolution en Egypte a été spontanée et auto-organisée, elle s'est propagée du Caire à d'autres grandes villes en provinces, où, dans un certains nombre de zones, des Bédouins ont pris les armes contre la police et l'armée. La révolution n'a pas été pacifique, mais dans la plupart des cas, elle a été désarmé, en raison du simple fait que la plupart des gens n'ont pas recours aux armes en dehors des pierres, gourdins, bombes de peinture aérosol, et cocktails Molotov, qui ont tous été utilisés contre les forces de police en abondance. (Les bombes de peinture sont utilisées sur les visières des flics, ce qui les oblige à les relever pour voir, pour leurs yeux). Lorsque des nervis paramilitaires du gouvernement ont attaqué les manifestant-e-s sur la place Tahrir (l'incident a été décrit initialement par les médias occidentaux comme un affrontement entre partisans et adversaires de Moubarak), ils ont été repoussés avec force.


Parce que les égyptiens ont vécu sous la dictature depuis longtemps maintenant, seules les personnes les plus âgées ont l'expérience des combats de rue, donc une forme importante de solidarité par des camarades dans d'autres pays a consisté en la création de dépliants/brochures d'information en arabe expliquant ce que sont essentiellement les tactiques de combats de rue type Black Blocs. Compte tenu de la participation d'anarchistes et de militants anti-mondialisation dans cette aide directe, la référence au Black Bloc ne doit pas être vue comme une métaphore ou de l'exagération.

Une autre forme importante de solidarité a été de reconnecter l'Egypte à Internet. Soit par le biais de liens personnels ou même dans de nombreux cas de photocopies, de feuilles d'information, envoyées à des numéros de fax au hasard en Egypte, des centaines de personnes en dehors de l'Égypte ont montré aux manifestant-e-s en Egypte comment contourner la censure et se reconnectez à Internet. Jusqu'à présent, les camarades en Egypte ont généralement refusé des offres de collecte de fonds, ce qui fait que le régime ne peut pas prétendre que la rébellion a été financée par les anarchistes européens.

La participation à l'insurrection a été générale et inter-générationnelle. Dans un pays de 80 millions d'habitant-e-s, 3 millions sont régulièrement sorti dans la rue au Caire et plusieurs millions d'autres dans d'autres dans les grandes villes. La population rurale est moins susceptible de se mobiliser dans des lieux centraux, mais ils ont participé à l'insurrection par d'autres moyens.

De nombreux médias occidentaux ont eu tendance à mettre l'accent sur la participation des hommes dans leurs images flimées, mais dès le premier jour de nombreuses femmes ont participé aux manifestations et aux combats de rue. La camarade avec qui nous étions en contact sur la pace Tahrir Square est une trans [queer] anti-autoritaire, alors quand [she] elle nous dit "tout le monde -là-bas- est uni", nous sommes enclins à interpréter les choses différemment que si un représentant syndical nous disait la même chose.

Les masses se sont réunis sur le place Tahrir de manière auto-organisée à travers une assemblée qui a permis la communicationa et organisé le rationnement alimentaire des gens là-bas, ainsi que le nettoyage des rues, et l'auto-défense contre les nervis du gouvernement. Plusieurs fois, les médias étrangers ont cité comme porte-parole des jeunes des organisations qui prétendent représenter les manifestant-e-s. Chaque fois que cela s'est produit, le rassemblement spontané de la place a publié une déclaration sans équivoque sur le fait qu'ils n'avaient pas de représentant-e-s. Absolument aucune organisation n'est derrière les manifestations ou a été particulièrement impliquée dans la contestation. De nombreuses usines et lieux de travail sont aussi occupés par les comités d'organisation.

Les Frères musulmans ont été dans la rue avec tout le monde. Leur représentation est peut être estimée à plus d'un quart des participants, et ils ne sont pas dans une position particulièrement forte. Soit cyniquement, soit parce qu'ils sont trop occupés à prendre part à l'insurrection, ils n'ont fait aucun effort pour augmenter leur pouvoir ou prendre la tête du soulèvement, et ne sont pas en mesure de le faire. La camarade sur la place a affirmé avec force que la crainte d'une prise de pouvoir islamique en Egypte est surtout le fait de la paranoïa des médias occidentaux et rien de plus. Le discours des assemblées et des manifestant-e-s, qui est la seule puissance dans le pays à côté de l'armée -qui a choisi de ne pas intervenir en général- n'a cessé de souligner la bonne volonté et la solidarité entre musulmans, chrétiens et athées (dans un contexte culturel où habituellement l'existence d'athées n'est même jamais mentionnée).

Concernant la possibilité que Baradei [égyptien prix nobel de la paix, mis en avant en occident dans les médias] soit le prochain président du pays, la camarade nous dit qud cela est improbable car il n'a aucune légitimité parmi les manifestant-e-s, comme il n'a pas participé à l'insurrection (bien qu'il pourrait facilement être nommé ministre). Les revendications des manifestant-e-s sont, en grande majorité, en faveur des droits humains et de la démocratie. Une revendication commune est la tenue d'élections libres dans les neuf mois, sans pouvoir titulaire autorisé à exercer dans la période de transition. L'attitude des manifestant-e-s et leur expérience intense avec l'auto-organisation suggère au moins la possibilité que la société égyptienne ne se rendorme pas après les élections, mais qu'il existe un potentiel d'accroître et intensifier la lutte.

La camarade Place Tahrir a déclaré que dans l'ensemble, les gens manquent de savoir-faire en termes d'auto-organisation et de visions politiques, que la société égyptienne a été endormie sous la dictature pendant des décennies. Elle invite les camarades à venir visiter le site et établir des liens et une solidarité internationales. Actuellement, tout le monde se promène dans un état d'euphorie, de détente après 18 jours de combat, ils et elles font la fête, mangent, dorment. Les gens pensent que les soulèvements dans le monde arabe vont continuer, avec l'Iran comme pays de prédilection pour un soulèvement après l'Algérie.

Bientôt, il y aura un appel de propositions pour une journée internationale d'action contre Orange et Vodafone ou des sociétés liées à la répression (celles-ci ont participé à la grande coupure d'internet en Egypte). La diversité des tactiques est encouragée.


Points théoriques et stratégiques que je tiens à souligner:

A propos de la nature de l'insurrection comme une force de désubjectivation.

Les gens qui ont participé à l'insurrection ont été mélangés à travers un ensemble à multiples facettes et solidaire. Cela inclus même des gens que le rapport de classe aurait du dresser à voir le soulèvement avec une position d'extériorité.

Pour l'anecdote, un journaliste d'Al-Jazirah au beau milieu de la place Tahrir, sur une émission en direct, déclare avec exubérance :
"-Nous allons gagner! Nous allons gagner! ". Les studios ont répondu :
- Qui ça nous? Vous n'êtes pas le seul journaliste sur la place?
- Les gens! Le peuple! Nous allons gagner!
- Vous êtes envoyé là-bas en mission ! Vous travaillez pour Al-Jazirah.
- Oh. Oh, d'accord. "

A propos de l'argument entre «double pouvoir»* et insurrection.

Encore une fois, l'occasion de rompre avec le passé et de créer quelque chose de nouveau ne provient pas du seul fait de construire des infrastructures alternatives, mais d'une insurrection violente et spontanée. En outre, une fois de plus, le manque de visions fait que l'émergence de quoi que ce soit de vraiment nouveau risque d'être rendu impossible. La camarade sur la place nous a dit, le jour où Moubarak a démissionné, "Nous avons encore énormément à faire." Lorsqu'on lui a demandé en outre ce qu'elle voulait dire, elle a expliqué que la question que chaque personne se posait, mais aussi que les gens qui étaient les moins investis dans la participation poseraient à ceux et celles qui l'étaient plus serait sans doutes bientôt : « Et maintenant, que faire ? ». Et la conclusion écrasante aient que la plupart des gens n'en ont aucune idée. La démocratie a été la plus forte revendication, parce que c'est la seule chose que les gens connaissent et qui n'est pas la dictature.

Pour avoir parler avec des gens en Grèce, je suis également conscient que cette question s'est aussi posée là-bas, autour de Noël 2009. Fait intéressant : cela ne semble pas être le cas à Oaxaca, où survivent les cultures autochtones, et où on fait régulièrement la promotion de visions d'un autre monde possible. Peut-être la plus grande carrence dans la pratique insurrectionnelle est-il le mépris de visions, et l'incapacité de distinguer entre des visions enragées et des projets concrets (si vous ne comprenez pas, prenez des champignons hallucinogènes [psilocybine], puis lisez Parecon [théorie sur l'économie participative], et notez les différences dans votre journal.

Qu'est-ce qui a rendu ce témoignage possible, et qu'est-ce qui a permis la solidarité internationale au peuple d'Egypte?

Dans ce cas, comme dans presque tous les autres, la langue [les traductions], et les contacts personnels. Les camarades de notre ville ont seulement accès à l'information directe, au lieu des conneries diffusées dans les médias, parce que l'un de nos camarades parle arabe aussi bien que la langue que nous parlons, et il a des amis en Egypte, car il a voyagé là-bas.

Actuellement, l'anarchisme est une force uniquement en Europe et en Amérique. Tout anarchiste qui croit en la solidarité internationale se condamne à l'impuissance s'il ou elle n'apprend pas d'autres langues et ne voyage pas dans d'autres parties du monde pour se faire des ami-e-s. L'argument selon lequel le voyage est un privilège économique -même si il y a une part de vérité- conduit à une interaction ironique avec la situation actuelle: la grande majorité des relations internationales anarchistes existent grâce aux camarades des pays pauvres qui immigrent dans les pays riches en emportant leurs contacts avec eux et elles.

*Double pouvoir : concept développé par Lénine dans un article du même nom à propos des conseils ouvriers (soviets) face au gouvernement.

Traduction de l'anglais et annotations par « Le Cri Du Dodo ».
Source : News.infoshop.org