L'une des faiblesses humaines les plus tenaces est la tendance des individus et des groupes, chaque fois que la réalité devient difficile et incohérente, à retomber dans des idéologies dépassées, voire archaïques, pour garder un sentiment de continuité et de sécurité. Aujourd'hui, on ne trouve pas cela seulement à droite, où des gens invoquent les fantômes du nazisme et un nationalisme défensif aux allures mortifères, mais aussi à «gauche» (si ce mot veut encore dire quelque chose), où beaucoup invoquent leurs propres spectres, qu'il s'agisse des cultes néolithiques de la déesse célébrés par toutes sortes de sectes féministes ou écologistes ou du climat d'hostilité générale qui règne chez une certaine jeunesse petite-bourgeoise dans le monde anglophone envers la civilisation.
Par malheur, les tendances passéistes ne sont pas non plus l'exception pour bon nombre de soi-disant anarchistes, dont certains ont adopté des idées mystiques, souvent ouvertement primitivistes, combinées avec toutes sortes d'«écothéologies» et d'idéologies du culte de la déesse...1 D’autres encore se sont retournés sans aucun esprit critique vers les vérités éternelles de l'anarcho-syndicalisme, bien que celui-ci ait disparu en tant que force historique depuis la guerre civile espagnole de 1936-1939. Il existe désormais une littérature critique suffisante sur les écothéologies pour que les gens sérieux puissent exorciser de ces spectres le féminisme et l'écologie. Mais l'anarcho-syndicalisme, aujourd'hui l'une des tendances libertaires les plus repliées sur elles-mêmes, continue à susciter de grandes sympathies, parce qu'il trouve ses origines dans un mouvement ouvrier naguère insurgé.
Ce qui me paraît troublant dans une grande partie de la littérature anarcho-syndicaliste, c'est sa tendance à affirmer que l'anarcho-syndicalisme est l'alpha et l'oméga du «vrai» anarchisme, ce que ne font pas d'autres tendances libertaires qui ont des luttes sociales une conception plus vaste et qui ne s'intéressent pas uniquement aux conflits traditionnels entre travail salarié et capital. Il est certain que tous les anarcho-syndicalistes ne seraient pas hostiles à un anarchisme écologiste, par exemple, ou à un anarchisme qui explore la possibilité de créer des confédérations de villages et de villes. Il n'en reste pas moins qu'il subsiste chez les anarchistes ouvriéristes une bonne dose de dogmatisme et d'idée fixe qui, me semble-t-il, ne devrait pas être une caractéristique des libertaires de gauche en général.
S'entendre répéter aujourd'hui, à la fin du XXe siècle, ce qu'écrivait en 1949 le théoricien anarcho-syndicaliste Helmut Rudiger, à savoir que le syndicalisme est la «seule» idéologie «capable de relier les idées anarchistes au monde du travail, c'est-à-dire à la plus grande part de la population», paraît une mauvaise blague. Du moins l'auteur de cette affirmation très généralisatrice était-il un vieux de la vieille, un des rédacteurs de Arbetaren (journal syndicaliste suédois), et il écrivait ces mots à une époque où il n'était pas encore évident que le prolétariat avait cessé d'être la classe révolutionnaire «hégémonique» qu'il était dix ans plus tôt. De plus, Rudiger était prêt à élargir sa conception de l'idéologie anarcho-syndicaliste en y introduisant certaines idées de Proudhon plus communalistes. Mais en parlant avec des anarcho-syndicalistes plus jeunes et en lisant leurs écrits, j'ai rencontré de plus en plus souvent des affirmations similaires, assimilant l'anarchisme au syndicalisme révolutionnaire2 ou au «contrôle ouvrier» dans l'industrie. Beaucoup d'anarcho-syndicalistes semblent considérer toute idée libertaire contestant ne serait-ce que l'«hégémonie» du syndicalisme révolutionnaire sous ses formes successives — généralement de type anarcho-syndicaliste — comme «antiprolétarienne», contraire à l'«esprit de classe» et propageant une «déviation» culturelle par rapport à leur propre analyse anarchiste fondamentale de la lutte des classes dans la société capitaliste.
Le fait que le prolétariat qui se ralliait autrefois aux bannières de la Confederación nacional del trabajo (CNT) espagnole ou de l'ancienne Confédération générale du travail (CGT) française ait visiblement changé de nature, de structure et d'apparence au cours de ce siècle, que le capitalisme d’aujourd'hui ne soit plus tout à fait celui qui est né il y a plusieurs générations, que des questions vitales soient apparues depuis qui concernent beaucoup plus des structures hiérarchiques basées sur la race, le sexe, la nationalité ou le statut bureaucratique que les seules classes économiques, le fait enfin que le capitalisme soit aujourd'hui sur une trajectoire de collision avec le monde naturel — tous ces problèmes, et bien d'autres pour lesquels le besoin d'une analyse cohérente et d'une solution globale est tout aussi urgent, échappent souvent aux anarcho-syndicalistes que j'ai rencontrés, à moins qu'ils ne se contentent de les traiter comme des problèmes marginaux, et en termes métaphoriques ou économicistes. Fait non moins troublant, la mentalité étroite de certains anarcho-syndicalistes qui me critiquent tend à voiler le fait qu'historiquement, l'anarchisme a été une réponse beaucoup plus large à des problèmes socioculturels que la lutte de classes entre patrons et travailleurs. Le résultat en est qu'aujourd'hui, les tendances qui ont eu la plus grande portée dans l'histoire de l'anarchisme sont soit ignorées, soit purement et simplement effacées de l'histoire du mouvement. On peut se demander si j'ai une chance, moi ou qui que ce soit d'autre, de changer quelque chose à cette mentalité syndicaliste si profondément ancrée, avec ses prétentions à l'«hégémonie» idéologique. Du moins faut-il éclaircir cette question des origines de l'anarcho-syndicalisme et regarder en face certains problèmes qu'il pose. Il faut essayer de prendre en compte les profonds changements qui sont intervenus depuis les années 30, et dont beaucoup d'anarcho-syndicalistes ne semblent pas conscients ; il faut réhabiliter et étudier certaines vérités qui appartiennent à l'histoire du mouvement anarchiste, et les problèmes, si déplaisants soient-ils, doivent être affrontés et résolus dans la mesure du possible, ou du moins discutés honnêtement, sans le support trompeur d'un dogme figé.
LA DIMENSION COMMUNALISTE DE L'ANARCHISME
L'anarchisme est-il principalement le produit d'idéologies relativement modernes, du rationalisme des Lumières, ou provient-il de tentatives populaires, au départ incohérentes, de résister à la domination hiérarchique — une interprétation que je partage avec Kropotkine ? Quoi qu'il en soit, le mot anarchiste apparaît dès la révolution anglaise, lorsqu'un journal cromwellien traite les critiques les plus virulents de Cromwell de «Switzering anarchists» (allusion aux mercenaires suisses). Lors de la Révolution française, donc avant que Proudhon n'emploie ce terme pour désigner ses propres conceptions, les royalistes et les girondins utilisèrent souvent le mot «anarchistes» pour critiquer les enragés. Déjà, les paysans allemands de la Réforme qui, vers 1520, se soulevèrent pour défendre leurs communaux et leur autonomie villageoise au nom d'une version authentiquement populaire du christianisme, furent qualifiés d'anarchistes, de même que Tolstoï malgré ses croyances religieuses ; toutes choses qui devraient faire taire ceux qui nient que la tradition anarchiste englobe de vastes mouvements de type populaire.
On peut se demander si l'individualisme en tant que tel est vraiment une condition sine qua non de l'anarchisme — ma propre conception de l'anarchisme est fortement sociale. En tout cas, l'anarchisme apparaît à différentes époques, dans des conditions sociales et sous des formes très différentes. On le retrouve chez des populations tribales résistant à la naissance d'institutions étatiques ; dans l'opposition populaire des paysans, des serfs, des esclaves et des fermiers à diverses formes de domination ; dans le conflit des enragés et des sectionnaires des assemblées parisiennes avec les centralistes jacobins ; enfin, dans les périodes les plus héroïques des luttes du prolétariat contre l'exploitation capitaliste — ce qui ne veut pas dire que les éléments étatiques ne soient pas également présents dans beaucoup des formes de résistance populaire que je viens de citer. Proudhon se référait surtout aux artisans et aux classes travailleuses naissantes du XIXe siècle, Bakounine aux paysans et au prolétariat industriel naissant, les anarcho-syndicalistes déclarés aux travailleurs des usines et au prolétariat agricole, Kropotkine aux opprimés en général, à une époque encore plus tardive où une société communiste basée sur le principe «De chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins» (ou, dans mon langage, une «société d'après la pénurie») paraissait tout à fait réalisable.
Je n'essaie pas ici de présenter un schéma rigoureux. Ce qui peut apparaître comme de la «confusion» dans un ensemble d'idées libertaires nécessairement disparate peut sans doute s'expliquer par l'extraordinaire imbrication qui s'est produite dans les deux derniers siècles entre des situations et des idéologies sociales en évolution permanente. Il me semble important de souligner que, selon moi, l'anarchisme est avant tout antihiérarchique plutôt que simplement individualiste ; il cherche à supprimer la domination de l’homme par l'homme, et pas seulement l'abolition de l'État et de l’exploitation par les classes économiques dirigeantes. De fait, loin d'être surtout individualiste ou surtout dirigé contre une forme particulière de domination de classe, les moments de l'histoire où l'anarchisme a été le plus créatif et le plus provocateur sont ceux où il se concentrait sur la commune plutôt que sur ses composantes économiques telles que l'usine, et, au-delà, lorsque les formes d'organisation confédérales qu'il élaborait se sont basées sur une éthique de complémentarité plutôt que sur un système contractuel de services et d'obligations.
L'importance de la commune dans la pensée anarchiste traditionnelle n'a pas reçu toute l'attention qu'elle méritait, peut-être à cause de l'influence qu'a exercée sur l'anarchisme l'économisme marxiste et du rôle hégémonique attribué par celui-ci au prolétariat industriel. Cet économisme a peut-être aussi été encouragé par les écrits les plus connus de Proudhon, dont beaucoup sont cités par les anarchistes sans être replacés dans le contexte de l'époque. Aujourd'hui, il faut vraiment être plus proudhonien que Proudhon lui-même pour être encore d'accord avec cette conviction, exprimée dans Du Principe fédératif, que «la notion d'anarchie [...] consiste en ce que les fonctions politiques étant ramenées aux fonctions industrielles, l'ordre social résulterait du seul fait des transactions et des échanges» (Proudhon, p. 279, édition Rivière). L'interprétation économiciste que fait Proudhon de l'anarchisme, et qui présente l'individu maître de lui-même comme un porteur contractuel de biens et de services (un point de vue qu'il avait en commun avec le libéralisme traditionnel dans la mesure où ses idées se structuraient autour de la notion de contrats individuels aussi bien que de «contrat social»), cette interprétation n'est pas son idée la plus édifiante.
Ce qui me paraît mériter le plus d'être retenu chez Proudhon, c'est sa notion éminemment communaliste du confédéralisme. Certaines réserves faites, il donne le meilleur de lui-même lorsqu'il déclare que «le système fédératif est l'opposé de la hiérarchie ou centralisation administrative et gouvernementale», que l’«essence» des contrats fédéraux est «de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l'État, aux autorités municipales et provinciales qu’à l’autorité centrale», que le «Gouvernement, expression de l'Autorité» doit être «insensiblement subalternisé par les représentants ou organes de la Liberté, savoir : le Pouvoir central par les députés des départements ou provinces ; l'autorité provinciale par les délégués des communes, et l'autorité municipale par les habitants» (Proudhon, op. cité, pp. 321, 326, 329, 330). C'est ainsi qu'Edward Hyams, dans sa très bienveillante biographie de 1979, résume avec chaleur le fédéralisme de Proudhon :
«L'important dans le contrat de la fédération proudhonienne est que chacun des contractants, du fait qu'ils assument des obligations équivalentes et réciproques les uns envers les autres, se réserve plus de droits, de liberté, d'autorité et de propriété qu'il n'en concède à l'autorité fédérale : le citoyen reste le maître de et dans sa maison, ne limitant ses droits qu'autant qu'il est nécessaire pour ne pas empiéter sur ceux des autres membres de sa paroisse ou commune. La commune se gouverne elle-même à travers l'assemblée des citoyens ou de leurs délégués, mais elle investit l'autorité fédérale de la province de certains pouvoirs auxquels elle renonce donc. A son tour, la province, gouvernée de façon autonome par l'assemblée des délégués des communes fédérées, investit l'autorité fédérale de la fédération nationale des provinces de pouvoirs auxquels elle renonce elle-même. La fédération des provinces ou régions est donc la confédération qui a remplacé l'ancien État souverain, et elle peut à son tour entrer dans des contrats de fédération avec d'autres confédérations semblables.» (Hyams, Pierre-Joseph Proudhon : His Revolutionary Life, Mind and Works, p. 254.)
Il est certain que Hyams insiste de façon inquiétante sur l'individualisme du citoyen proudhonien, qui semble vivre dans une tension permanente avec sa commune et sur la base de relations purement contractuelles. Hyams accepte sans aucune critique l'idée proudhonienne de niveaux confédéraux de la société dont chacun «abandonne» une partie de ses droits au niveau suivant, au lieu qu'ils soient structurés comme de simples organes administratifs et coordonnateurs (par opposition à des institutions politiques qui légifèrent). Il n'en reste pas moins que la façon dont Hyams parle du «contrat de fédération» chez Proudhon a un certain air de modernité. On peut fort bien laisser de côté la mentalité de propriétaire présente dans tant d'écrits de Proudhon — et qui pourrait évoquer les versions récentes du «socialisme de marché». Ce que je voudrais souligner, c'est que Proudhon apparaît ici comme un partisan de la démocratie directe et de l'autonomie des assemblées à un niveau qui est visiblement celui des citoyens, donc une forme d'organisation sociale qu'il vaut la peine de défendre à l'époque de la centralisation et de l'oligarchie.
Michel Bakounine a lui aussi beaucoup insisté sur l'importance de la commune ou de la municipalité dans sa conception de la société anarchiste. Dans son Catéchisme révolutionnaire de 1866 (à ne pas confondre avec celui de Netchaïev de 1869), Bakounine propose ce qui suit :
«Il ne peut y avoir que deux principes communs et obligatoires pour chaque pays qui voudra organiser sérieusement chez lui la liberté. Le premier : c'est que toute organisation doit procéder de bas en haut, de la commune à l’unité centrale du pays, à l'État, par voie de fédération. La seconde : c’est qu’il y ait entre la commune et l'État au moins un intermédiaire autonome : le département, la région ou la province. (...) La base de toute l'organisation politique d'un pays doit être la commune, absolument autonome, représentée toujours par la majorité des suffrages de tous les habitants — hommes et femmes à titre égal — majeurs. (...) La province ne doit être rien qu'une fédération libre de communes autonomes.»
(cité par Guérin in Ni Dieu ni maître, p. 207)
En 1870 encore, Bakounine fait une distinction implicite encore plus audacieuse entre le parlementarisme national et le vote local, avec une préférence marquée pour le second :
«Le peuple, qui est forcément ignorant et indifférent, grâce à la situation économique dans laquelle il se trouve encore aujourd'hui, ne sait bien que les choses qui le touchent de très près. Il comprend bien ses intérêts quotidiens, ses affaires de chaque jour. Au-delà commence pour lui l'inconnu, l'incertain, et le danger des mystifications politiques. Comme il possède une grande dose d'instinct pratique, il se trompe rarement dans les élections communales, par exemple. Il connaît plus ou moins les affaires de sa commune, il s'y intéresse beaucoup, et il sait choisir dans son sein les hommes les plus capables de les bien conduire. Dans ces affaires, le contrôle lui-même est possible, puisqu'elles se font sous les yeux des électeurs, et touchent aux intérêts les plus intimes de leur existence quotidienne. C'est pourquoi les élections communales sont toujours et partout les meilleures, les plus réellement conformes aux sentiments, aux intérêts, à la volonté populaire. Les élections pour les Grands-Conseils, ainsi que pour les Petits-Conseils (allusion au système électoral cantonal et fédéral de Suisse à cette époque), sont déjà beaucoup moins parfaites» ( Bakounine, Œuvres, t. II, les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg, Stock, 1907, pp. 46-47)
Pour Pierre Kropotkine, «la forme que doit prendre la révolution sociale [est] la commune indépendante». Commentant les idées de Bakounine, qu'il considérait comme plus communistes que collectivistes, Kropotkine ajoutait que le fédéralisme et l'autonomie ne sont pas en soi suffisants. Bien qu'il ait salué la Commune de Paris de 1871 comme une «tentative qui a ouvert une nouvelle période de l'histoire», il la considère ailleurs dans ses écrits comme un phénomène essentiellement replié sur lui-même, et où la commune elle-même, composée d'une proportion notable de Jacobins, était coupée du peuple. Non seulement, affirmait-il, le «socialisme» devrait devenir «communiste» au sens économique du terme, mais il devrait aussi prendre la forme politique de communes autonomes [self-governing], soit, en termes modernes, devenir une «démocratie participative». Parlant de la France, de l'Espagne, de l'Angleterre et des États-Unis, il écrit, optimiste, que «nous y voyons germer en effet une tendance très distincte à constituer des communes, urbaines et villageoises, indépendantes, mais unies entre elles pour mille et mille besoins divers, par des traités fédératifs, conclus chacun dans un but spécial, déterminé.» (Kropotkine, la Science moderne et l'Anarchie, 1913, Stock, p.122)
Sous-jacente à ces visions de Proudhon, de Bakounine et de Kropotkine, on trouve une éthique communaliste — mutualiste chez Proudhon, collectiviste chez Bakounine, communiste chez Kropotkine — qui correspond à un sens de la vertu civique et de l'engagement. Qu'il soit considéré comme une question de contrat ou de complémentarité, le fédéralisme devait constituer un ciment moral et une source de solidarité communautaire qui transcendait un égoïsme bourgeois fondé sur l'intérêt personnel. C'est précisément cette sensibilité qui a donné à l'anarchisme — par opposition à la façon dont Marx insiste sur les intérêts économiques de classe, et, de fait, sur l'«intérêt» en tant que tel — le droit de s'affirmer comme un socialisme éthique, et pas simplement comme un socialisme scientifique malgré le zèle déployé par Kropotkine sur ce point.
LA DIMENSION SYNDICALISTE DE L'ANARCHISME.
L'opposition historique des anarchistes à l'oppression sous toutes ses formes, que ce soit celle des serfs, des paysans, des artisans ou des ouvriers, les a inévitablement conduits à s'opposer également à l'exploitation dans le système naissant des fabriques. Bien plus tôt que nous n'avons souvent tendance à le croire, le syndicalisme — essentiellement une forme incomplète, mais radicale des syndicats modernes3 — est devenu le moyen utilisé par beaucoup d'anarchistes pour toucher la classe ouvrière des années 1830 et 1840. Au XIXe siècle, les contours sociaux de ce qu'on pourrait appeler l'«anarchisme prolétarien» étaient difficiles à définir. Les paysans, en particulier les paysans sans terre, faisaient-ils partie de la classe ouvrière ? Pouvait-on également considérer ainsi les petits fermiers ? Et qu'en était-il des intellectuels, et de gens relativement privilégiés comme les techniciens, les employés, les militaires, les fonctionnaires, les médecins et autres professions libérales, de tous ces gens qui se considèrent rarement eux-mêmes comme faisant partie du prolétariat ?
Marx et Engels eux-mêmes évitaient les termes d'«ouvriers» et «travailleurs», même s’ils n’hésitaient pas à y recourir dans leurs œuvres plus populaires. Ils préféraient désigner les ouvriers de l'industrie par le nom «scientifiquement» précis de «prolétaires» — c'est-à-dire ceux qui n'ont rien d'autre à vendre que leur force de travail, et surtout qui sont les véritables producteurs de la plus-value dans les ateliers de production (une caractéristique que même les marxistes ont tendance à oublier de nos jours). Dans la mesure où le prolétariat européen en tant que classe s'est formé à partir de couches sociales préindustrielles déplacées, comme les paysans sans terre chassés vers les villes, le système des fabriques est devenu son domicile économique, le lieu qui — contrairement aux fermes et aux villages dispersés — l'a «organisé» en un tout cohérent. Poussé à la misère par l'accumulation et la concurrence capitalistes, ce prolétariat à la conscience de classe de plus en plus développée (c'est du moins ce qu'on espérait) serait inévitablement forcé de s'affronter à l'ordre capitaliste en tant que classe révolutionnaire «hégémonique» et finalement de renverser la société bourgeoise, posant les bases du socialisme et enfin du communisme.
Si convaincante qu'ait pu paraître cette analyse marxiste à partir des années 1840, la façon dont elle tente de définir le rôle «hégémonique» du prolétariat dans une révolution future par analogie avec le rôle apparemment révolutionnaire de la bourgeoisie dans la société féodale est aussi spécieuse que cette dernière était historiquement erronée. Je n'ai pas l'intention de faire ici la critique de ce scénario historique fallacieux, qui, à ce jour, a encore un poids considérable chez beaucoup d'historiens. Qu'il suffise de dire que c'était une thèse très accrocheuse : elle a attiré non seulement toutes sortes de socialistes, mais aussi un grand nombre d'anarchistes. L'analyse de Marx fournissait aux anarchistes un argumentaire précis pour justifier qu’ils concentrent leur attention sur les travailleurs de l'industrie, qu'ils adoptent une conception essentiellement économiste de l’évolution sociale et qu'ils choisissent l'usine comme modèle de la société future, basé, surtout récemment, sur une forme ou une autre de «contrôle ouvrier» et une forme «fédérale» d'organisation de l'industrie.
Mais, plus encore que les marxistes, les anarchistes se sont trouvés ici confrontés à toute une série de problèmes. Quelles devaient être leurs relations avec les petits paysans, les artisans, les déclassés, les intellectuels ? Beaucoup de ces groupes, en réalité, étaient autrefois plus disposés à adopter un point de vue libertaire large que les travailleurs de l'industrie, qui, après une ou deux générations de discipline de fabrique, eurent tendance à accepter la hiérarchie des usines comme un mode de vie normal, voire «naturel». D’autre part, les travailleurs de l'industrie étaient-ils vraiment plus «hégémoniques» dans leur lutte de classe avec les «patrons» que la turbulente paysannerie anarchiste d'Espagne, dont une grande partie fut vite attirée par le collectivisme de Bakounine, ou que les artisans qui embrassèrent le mutualisme de Proudhon, ou que les péons indiens zapatistes du Mexique qui, comme la milice ukrainienne makhnoviste, adhérèrent à une espèce d'anarchisme intuitif ? En tentant de mêler leur vision morale à la prétention marxienne et à la précision «scientifique», les anarchistes ont posé les bases de tensions qui seront par la suite la source de divisions sérieuses à l'intérieur du mouvement anarchiste et qui mèneront les anarchistes les plus tournés vers l'économisme à des compromis qui annuleront l'élan moral de l'anarchisme en tant que mouvement social.
L'implication des anarchistes dans l'Association internationale des travailleurs renforça la vague tendance syndicaliste qui existait certes déjà dans leur mouvement avant l'invention du terme «anarcho-syndicalisme». Dès les années 1870, plus de dix ans avant que les anarchistes français déclarent que le syndicalisme était la meilleure et souvent la seule façon d'aller vers une société libertaire, des anarchistes espagnols, influencés essentiellement par Bakounine, avaient créé un mouvement peu structuré, mais à tendance largement syndicaliste-révolutionnaire qui combinait les conceptions de la grève générale révolutionnaire avec insurrections et un engagement en faveur d'un système de «contrôle ouvrier» à organisation confédérale. L'anarcho-syndicalisme français lui-même n'est pas sorti de rien : la CGT, constituée en 1895 avec son double système d'unions régionales et de fédérations nationales d'industrie, embrassait tout un éventail de conceptions réformistes, révolutionnaires, «purement» syndicalistes et anarchistes. Le syndicalisme révolutionnaire n'a jamais été complètement dominant dans les conceptions de la CGT, même dans sa période la plus militante, la décennie qui a précédé la Première Guerre mondiale.
L'anarcho-syndicalisme ne fut jamais non plus complètement accepté comme équivalent de l'anarchisme parmi les anarchistes eux-mêmes. Beaucoup d'anarchistes connus se sont opposés à la tendance syndicaliste, dénonçant son esprit de clocher et son engagement exclusif en faveur du prolétariat. Au célèbre congrès d'Amsterdam de 1907, le vaillant anarchiste italien Errico Malatesta attaqua l'idée selon laquelle l'anarcho-syndicalisme devait remplacer l'anarcho-communisme. Sans renier «l'arme que les formes syndicales d'action peuvent placer dans [les] mains [de l'anarchisme]», observe George Woodcock dans son compte-rendu des objections formulées par Malatesta au congrès, Malatesta «insista sur le fait que le syndicalisme ne pouvait être considéré que comme un moyen, et un moyen imparfait, puisqu'il était basé sur une conception rigide de la société de classe qui ne tenait pas compte du fait que les intérêts des travailleurs variaient tellement qu'ils étaient parfois “économiquement et moralement beaucoup plus proches de la bourgeoisie que du prolétariat” [...]. Selon Malatesta, les syndicalistes purs et durs recherchaient une solidarité économique illusoire au lieu d'une réelle solidarité morale ; ils plaçaient les intérêts d'une seule classe au-dessus du véritable idéal anarchiste d'une révolution qui aurait pour but “la complète libération de toute l'humanité, aujourd'hui asservie d'un triple point de vue, économique, politique et moral”. » (Woodcock, Anarchism : a History of Libertarian ldeas and Movements, p. 267.)
Ce passage aborde tous les problèmes que l'anarcho-syndicalisme — et pas seulement le syndicalisme proprement dit — devait amener dans le mouvement anarchiste. Idéologiquement, les anarcho-syndicalistes ont peu à peu remis en cause les priorités de l'anarchisme communiste, mettant l'accent sur les syndicats aux dépens de la commune, sur l'interprétation économiste des conflits sociaux aux dépens de l'éthique humaniste du mutualisme, sur les intérêts particularistes de classe du prolétariat aux dépens de l'opposition à une domination généralisée.
Je ne veux pas dire par-là que les anarchistes auraient dû ignorer les syndicats, les problèmes économiques et les conflits de classe. Mais, de plus en plus, les anarcho-syndicalistes ont remplacé la vision large d'un anarchisme communautaire, éthique, universaliste et antidominateur, aspirant à la liberté dans tous les domaines de l'existence, par leur propre vision limitée. Pour finir, la tendance à confiner l'anarchisme dans des limites économistes et classistes a ramené sa vision à une vulgaire mentalité corporatiste. Comme le disait Malatesta lui-même, «les syndicats sont par nature réformistes et jamais révolutionnaires». De plus, «les intérêts véritables et immédiats des travailleurs organisés, que le syndicat a pour rôle de défendre, sont bien souvent en conflit avec leurs [= ceux des révolutionnaires] idéaux et leurs objectifs à long terme ; et le syndicat ne peut agir de façon révolutionnaire que s'il est imprégné d'un esprit de sacrifice et dans la mesure où il donne la préséance à l'idéal sur l'intérêt, c’est-à-dire où il cesse d'être un syndicat économique pour devenir un groupe politique et idéaliste (Malatesta, Umanita Nova, 6 avril 1922. C'est moi (Bookchin) qui souligne.)
Les craintes de Malatesta devaient amplement se vérifier dans la réalité par la suite. Il n'est pas exagéré de dire que l’action du mouvement anarcho-syndicaliste fut ce qu'il y eut de plus consternant dans les deux siècles de l'histoire moderne de l'anarchisme. Quelques exemples suffiront peut-être à montrer quelles furent les ratages de l’ensemble des syndicats soi-disant libertaires. Lors de la révolution mexicaine, les dirigeants de la Casa del obrero mundial mirent sans vergogne leurs «bataillons rouges» prolétariens au service de Carranza, l’un des aventuriers les plus notoires de la révolution, contre les milices révolutionnaires d’Emiliano Zapata — tout cela pour obtenir quelques réformes que Carranza annula dès que, grâce à leur collaboration, il put briser définitivement l'opposition zapatiste. Le grand anarchiste mexicain Ricardo Flores Magon a justement dénoncé leur attitude comme une trahison (Magon, Land and liberty: Anarchist Influences in the Mexican Revolution, p. 27).
Aux États-Unis, si les anarcho-syndicalistes veulent éviter de se laisser entraîner par le légendaire mouvement des «wobblies» (Industrial Workers of the World ou IWW), il faut qu'ils sachent que ce mouvement syndicaliste révolutionnaire, comme tant d'autres ailleurs, n'a jamais eu le moindre engagement anarchiste. «Big Bill» Haywood, son dirigeant le plus célèbre, n'a jamais été un anarchiste, et, après s'être enfui à Moscou alors qu'il était en liberté provisoire pour ne pas affronter un procès — ceci au grand dam de ses partisans «wobblies» —, il finit par se retrouver au Profintern («Internationale syndicale rouge») communiste, si inconfortable que cette position ait pu lui paraître. D'autres «wobblies» encore, comme Elizabeth Gurley Flynn, William Z. Foster, Bob Minor ou Earl Browder, qui n'ont jamais été anarchistes ni eu la moindre inclination anarchiste, ont trouvé un refuge confortable au parti communiste américain jusque vers la fin des années 1940 et même après. Lors des réunions de l'Internationale communiste à Moscou, de nombreux «wobblies» se mirent très vite à éviter Emma Goldman et Alexander Berkman, alors qu'ils avaient été très amis avec les deux anarchistes dans la période pré-bolchévique, comme l'atteste avec amertume Emma Goldman (1931, Living my life.).
En France, où la CGT, ouvertement syndicaliste-révolutionnaire, a exercé la plus forte influence sur les anarchistes du monde entier au tournant du siècle, ce syndicat ne fut jamais lui-même anarcho-syndicaliste. Il est vrai que beaucoup d'anarchistes ont afflué vers cette confédération éminemment fragile et ont tenté d'influencer ses membres dans un sens libertaire. Mais les adhérents de la CGT nourrissaient tout autant que la majorité de leurs dirigeants des objectifs réformistes et s'intégrèrent finalement au mouvement communiste après la révolution bolchevique. Non seulement l'influence anarchiste au sein de la CGT fut donc tout au plus limitée, mais, comme nous le dit Peter Stearns, «une grève se déclencha parce qu'un directeur avait parlé d’”anarchie au travail”, les terrassiers (à Paris, ce qui est particulièrement révélateur) s'étant sentis accusés d'être des anarchistes». Mieux encore :
«Il est clair que, même à Paris, les syndicalistes révolutionnaires convaincus ne représentaient qu'une petite minorité des militants du syndicat. Et, parmi les ouvriers même les plus sensibilisés, seule une minorité était syndiquée et donc susceptible de tendances syndicalistes ; à Paris, en 1908, donc pendant la période d'agitation maximale chez les ouvriers non qualifiés de la construction [qui étaient les plus susceptibles d'adhérer à des conceptions anarcho-syndicalistes, N.d. l'auteur.], 40% seulement de ces ouvriers étaient syndiqués. L'hostilité manifestée par certains contre le fait d'être qualifiés d'anarchistes suggère une méfiance durable envers les doctrines radicales, même chez les grévistes actifs.» (Stearns, Revolutionary Syndicalism and French Labor : a Cause without Rebels, pp. 58, 96.)On ne peut pas en dire beaucoup plus de la CNT espagnole, qui, en 1936, regroupait la classe ouvrière la plus militante et ayant la plus forte conscience sociale de l'histoire du mouvement ouvrier, et qui, du moins, montrait un zèle anarchiste beaucoup plus considérable qu'aucun autre syndicat. Pourtant, à Barcelone, cette confédération peu ordinaire a manifesté à de nombreuses reprises une tendance à se comporter en syndicat «pur et simple», et la classe ouvrière aurait très bien pu se retrouver intégrée à l'UGT socialiste si la bourgeoisie catalane avait montré un tant soit peu de générosité et de doigté dans ses tractations avec le prolétariat de cette région. La Fédération anarchiste ibérique (FAI) se constitua, en 1927, en grande partie pour empêcher des modérés de la CNT, tels Salvador Segui, qui manifestait des tendances à la collaboration de classe, et les «Trente», qui s'opposèrent durement au militantisme de la FAI et des fédérations insurgées de la CNT, de prendre le contrôle de l'ensemble de la confédération. Cette tendance modérée a fait une percée importante lors du déclenchement de la guerre civile.
Il existait toute une série de problèmes complexes dans les relations entre l’État catalan et la CNT syndicaliste, qui avait plus ou moins absorbé la FAI dans les années 1930 (et se désignait souvent comme la «CNT-FAI»). Mais, après l’insurrection de juillet 1936, la direction anarcho-syndicaliste ne fit en fait aucune tentative pour collectiviser l'économie. De façon significative, comme le fait remarquer Ronald Fraser, «aucune organisation de gauche n'appela à la prise de contrôle par les révolutionnaires des usines, des lieux de travail ou de la terre» :
«De fait, la direction de la CNT de Barcelone, épicentre de l'anarcho-syndicalisme urbain, alla plus loin : rejetant la proposition qui lui était faite par le président [Luis] Companys de participer au pouvoir, elle décida que la révolution libertaire devait rester à l'écart de toute collaboration avec les forces du Front populaire pour battre l'ennemi commun. La révolution qui, en quelques jours, transforma Barcelone en une ville pratiquement dirigée par la classe ouvrière, naquit à l'origine d'un certain nombre d'unions CNT, sous l'impulsion de leurs militants les plus engagés ; et, à mesure que leur exemple faisait tache d'huile, les ouvriers se mirent à prendre le contrôle non seulement des grosses entreprises, mais aussi des petites et des ateliers.» (Fraser, Revolution and War in Spain, pp. 226-227.)L'interprétation de Fraser est confirmée par Gaston Leval, l'un des plus fameux anarchistes du mouvement libertaire espagnol, dont le livre Espagne libertaire (1983, éditions du Monde libertaire) est généralement considéré comme l'ouvrage le plus exhaustif sur les collectivités. Leval souligne l'importance de militants anarchistes généralement inconnus, minoritaires dans la CNT, qui furent les vrais déclencheurs et donnèrent la principale impulsion à la collectivisation. Comme le fait remarquer Leval, «on le voit, la révolution sociale qui s'accomplit alors ne provint pas d'une décision des organismes de direction de la CNT, ou des mots d'ordre lancés par les militants et agitateurs qui tenaient publiquement les premiers rôles, et furent presque toujours inférieurs à leur tâche historique.»
Sans préciser qui étaient ces militants éminents, Leval poursuit :
«Elle se produisit spontanément, naturellement, non pas (évitons la démagogie) parce que “le peuple” dans son ensemble était devenu tout à coup capable de faire des miracles, grâce à une science révolutionnaire infuse qui l'aurait brusquement inspiré, mais parce que, répétons-le, au sein de ce peuple, et en faisant partie, il y avait une minorité nombreuse, active, puissante, guidée par un idéal, qui continuait à travers l'histoire une lutte commencée au temps de Bakounine et de la Première Internationale ; parce que dans d'innombrables endroits il se trouvait des hommes, des combattants qui, depuis des décennies, poursuivaient des buts constructifs concrets, doués qu'ils étaient de l'initiative créatrice et du sens pratique indispensables aux adaptations locales, et dont l'esprit d'innovation constituait un levain puissant, capable d'apporter des orientations décisives aux moments nécessaires. » (Leval, op. cit. p. 77.)Ces «combattants» furent sans doute parmi les premiers à s'engager dans les milices en 1936 et à périr sur les fronts de la guerre civile — perte irréparable pour le mouvement anarchiste espagnol.
Il faudrait certes un volume beaucoup plus considérable que celui de Leval pour répertorier et évaluer les différentes sortes de collectifs et systèmes de «contrôle ouvrier» qui fleurirent après les combats dans les rues de Barcelone. Leval, dont les références anarcho-syndicalistes sont incontestables, fit avec franchise la remarque suivante :
«Trop souvent, à Barcelone ou à Valence, les travailleurs de chaque entreprise prirent possession de l'usine, de la fabrique, de l'atelier, des machines, des matières premières, et profitant du maintien du système monétaire, et des rapports commerciaux propres au capitalisme, organisèrent la production pour leur compte, vendant à leur profit le produit de leur travail.» (Leval, opus cité, p. 246.)Le décret d'octobre 1936 du gouvernement catalan «légalisa» ces collectivités avec l'approbation de la CNT et institua la possibilité d'une participation gouvernementale dans différents comités de «contrôle ouvrier», ce qui, finalement, en fit pratiquement des entreprises nationalisées. Mais avant même la fin de ce processus, Leval reconnaît qu'il existait déjà «un néocapitalisme ouvrier, une autogestion à cheval entre le capitalisme et le socialisme, ce qui, nous insistons, ne se serait pas produit si la Révolution avait pu s'accomplir intégralement sous la direction de nos syndicats» (Leval, op. cit. p. 246.)
On peut cependant se demander si la «socialisation» complète (c'est-à-dire le contrôle par la CNT) des usines et des entreprises collectivisées aurait pu détourner le cours de la tendance à une forte centralisation de l'économie qui régnait à la CNT, malgré ses convictions anarcho-syndicalistes. Dans les cas où la CNT avait réussi à assurer le contrôle, «le syndicat devint une sorte de grande entreprise», note Fraser dans son remarquable livre de témoignages sur la guerre civile, Blood of Spain (Sang d'Espagne). «Sa structure devenait de plus en plus rigide», raconte Eduardo Pons Prades, alors membre des Jeunesses libertaires. «De l'extérieur, il commençait à ressembler à un trust américain ou allemand», et il explique ensuite qu'à l'intérieur des collectivités (en particulier celles du bois et des meubles), les travailleurs «avaient l'impression de n'être pas particulièrement impliqués dans la prise de décision. Si l"”état-major” décidait qu'il fallait changer la production de deux ateliers, les travailleurs n'étaient pas informés des raisons. Le manque d'informations — auquel il eût été facile de remédier, par exemple en publiant un bulletin — alimenta le mécontentement, d'autant plus que la tradition de la CNT voulait que l'on discute et que l'on étudie tous les problèmes. Les réunions de délégués, qui avaient lieu au départ tous les quinze jours, devinrent mensuelles, et finalement, je crois, trimestrielles.» (Pons Prado, cité par Fraser, op. cit.)
Le fait que les ouvriers et paysans espagnols du milieu des années 1930 aient amené leur société vers un niveau de démocratie industrielle et agricole sans précédent dans l'histoire des révolutions — et ceci, il faut le souligner, à une époque où la légitimité du «socialisme prolétarien» semblait garantie par un siècle de montée du militantisme ouvrier et de la conscience de classe — ne modifie pas les problèmes soulevés par la perspective d'une société future organisée autour des syndicats et d'intérêts de classe très spécifiques. Il paraît clair qu'il faut combattre vigoureusement l'idée que l'anarcho-syndicalisme puisse être un équivalent de l'anarchisme lui-même. Ce n'est absolument pas une question d'intérêt uniquement historique que de se demander si une tendance de la tradition anarchiste est vivante ou morte — une question que se posent particulièrement aujourd'hui tous ceux qui ont quelque sympathie pour les versions syndicalistes de l'anarchisme. Et si cette tendance n'existe plus dans le prolétariat, nous devons bien nous demander pourquoi. Car lorsque nous analysons les possibilités, les échecs et l'histoire de l'anarcho-syndicalisme, c'est la définition même de l'anarchisme que nous étudions : ses idéaux doivent-ils se construire sur les intérêts particularistes d'une partie de la société essentiellement guidée par des intérêts économiques limités (problème clairement perçu par Malatesta), ou sur un socialisme ou un communisme moral qui inclut, mais sans s'y limiter, les intérêts matériels de l'humanité opprimée ? Si l'anarcho-syndicalisme ne peut être considéré comme viable, nous devons essayer de définir ce qui, dans la société existante, offre la possibilité d'une issue réelle vers une communauté libre de gens qui coopèrent en conservant cependant leur autonomie et leur individualité dans un monde de plus en plus dominé par la culture de masse.
TRAVAILLEURS ET CITOYENS
Que voulaient vraiment dire les anarcho-syndicalistes lorsqu'ils parlaient du «prolétariat», mis à part ceux qui étaient prêts à admettre dans les syndicats les «travailleurs de l'agriculture» (ce que ne faisait pas la CGT et que la CNT négligea de faire dans une large mesure entre la fin des années 1920 et le début des années 1930) ?
J'ai déjà émis l'idée que ce concept fut défini essentiellement selon des critères marxistes, quoique sans l'analyse économique plus approfondie (même si elle était erronée) de Marx. Il reprenait implicitement les concepts clés sur lesquels reposait la théorie marxienne du «matérialisme historique», en particulier l'idée que l'économie est la «base» de la vie sociale et la priorité accordée aux travailleurs de l'industrie en tant que classe historiquement «hégémonique». Au crédit des anarchistes non syndicalistes qui, sous la pression morale, ont manifesté une certaine sympathie envers le syndicalisme, il faut dire qu'ils ont en même temps cherché à résister à cette troublante simplification des questions et des forces sociales. A la veille de la guerre civile espagnole, la CNT était largement composée de travailleurs de l'industrie (ce qui, me permettrai-je d'ajouter, apporte un démenti à Eric Hosbawn lorsqu'il présente les anarchistes comme des «rebelles primitifs»). Mis à part quelques places fortes en Andalousie et en Aragon, elle avait déjà perdu la plupart de ses adhérents de l'agriculture au profit des syndicats ruraux socialistes. L'image que donne Gerald Brenan de l'anarchisme espagnol comme un mouvement paysan jusque dans les années 1930 est donc largement faussée, bien qu'encore très populaire. Elle représente une vision typiquement andalouse de l'anarcho-syndicalisme, qui a fait passer un point de vue limité de ce mouvement (Brenan, le Labyrinthe espagnol). En fait, le glissement à gauche du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) dans les années 1930 peut s'expliquer dans une large mesure par l'entrée dans les syndicats contrôlés par le PSOE de milliers de journaliers andalous qui conservaient les tendances anarchistes de la génération précédente.
Malgré le «ton moral» donné par les anarchistes à la CNT (selon la formule de Pons Prado dans le récent documentaire vidéo de Granada Films déjà cité), la façon dont des personnalités importantes de la CNT, tel Diego Abad de Santillan dans son ouvrage largement diffusé Après la Révolution insistent sur la primauté de l’économique, révèle à quel point le syndicalisme avait absorbé l'anarchisme dans sa vision d'une nouvelle société, mêlant inconsciemment les conceptions marxistes de la lutte et de l'organisation et l'analyse rationaliste du travail avec des notions aussi ouvertement anarchistes que le «communisme libertaire». La conception cénétiste de la «socialisation» de la production signifiait généralement une forme de production hautement centralisée, assez semblable à la notion marxiste d'économie «nationalisée». Elle était étonnamment peu différente des formes étatiques de planification économique qui grignotèrent peu à peu le contrôle des travailleurs dans les usines. Ces tentatives conduisirent à de graves confrontations entre les «moralistes», plus anarchistes, et les «réalistes» syndicalistes, dont les idées libertaires étaient le plus souvent un vernis par-dessus une mentalité étroitement corporatiste (cf. Fraser, op. cit. ; Peirats, les Anarchistes espagnols, révolution de 1936 et luttes de toujours, 1989, Repères-Siléna).
De fait, la CNT devint de plus en plus bureaucratique après la fin de la période de grâce de 1936, jusqu'au jour où sa référence au «communiste libertaire» finit par n'être plus qu'un vague écho de ses idéaux anarchistes des décennies précédentes. En 1937, surtout après l'insurrection des journées de mai, le syndicat n'avait plus d'anarcho-syndicaliste que sa réputation. Les gouvernements de Madrid et de Catalogne avaient pris le contrôle de la plupart des collectivités industrielles, ne laissant dans la plupart qu'un semblant de contrôle ouvrier4 . La révolution était vraiment terminée. Elle n'avait pas seulement été stoppée et minée par les communistes, les socialistes de l'aile droite et les libéraux, mais aussi par les «réalistes» de la CNT elle-même.
Comment un changement aussi radical a-t-il pu se produire en si peu de temps, dans une organisation anarcho-syndicaliste ayant une si énorme audience prolétarienne ? Comment se fait-il qu'un mouvement ouvertement libertaire qui, comme le reconnaît Federica Montseny elle-même dans le documentaire cité (Granada Films, n.d.), aurait pu stopper l'avance du franquisme simplement en utilisant les tactiques libertaires — c'est-à-dire en conservant les milices, en collectivisant l'industrie et l'agriculture et en défendant résolument les acquis révolutionnaires dans les villes et à la campagne contre la stratégie invariablement contre-révolutionnaire des communistes — ait échoué à le faire ? Et ait échoué d'une façon si tragique, si humiliante et si démoralisante ? Les victoires militaires de Franco et la peur qu'elles inspiraient n'expliquent pas tout. Historiquement, aucune révolution ne s'est jamais déroulée sans guerre civile, et, jusque vers la fin de 1937, il n'était pas du tout évident que Franco recevait réellement le soutien militaire de l’Allemagne et de l'Italie. Même si des circonstances extérieures condamnaient la révolution à échouer, comme Leval et Abad de Santillan paraissent l'avoir pensé assez rapidement, il semble que le mouvement anarcho-syndicaliste n'aurait pas eu grand-chose à perdre à l'époque s'il avait permis au soulèvement barcelonais de mai 1937 de reprendre les conquêtes de la révolution et d'affronter militairement ses ennemis de l'intérieur de la république. Pourquoi, en réalité, les travailleurs qui ont élevé les barricades de Barcelone en cette semaine fatale ont-ils obéi à leurs dirigeants et se sont-ils laissé désarmer ?
Toutes ces questions tendent à désigner une même origine : les limites d'un mouvement qui privilégie une classe quelle qu'elle soit, considérée comme «hégémonique» au sein du système capitaliste. Des questions comme celle de savoir quelles couches sociales, classes ou groupes constituent le «sujet» du changement historique sont aujourd'hui au premier plan de la discussion dans presque tous les mouvements radicaux — sauf peut-être chez les anarcho-syndicalistes que j'ai pu rencontrer. Il est certain qu'en Espagne, les anarchistes les plus fervents sont partis au front dès les premiers mois de la guerre civile et que les pertes parmi eux ont été énormes, ce qui a sans doute contribué au déclin considérable du «ton moral» dans le mouvement après 1936. Mais, même si ces militants anarchistes étaient restés, on peut se demander s'ils auraient été capables de surmonter la mentalité fortement corporatiste des syndicalistes et les inerties qui constituaient la mentalité de l'ensemble de la classe ouvrière.
Cela nous mène à la principale source d'erreur, selon moi, dans la notion d'hégémonie prolétarienne. La classe ouvrière industrielle, malgré l'oppression et l'exploitation dont elle est victime, est certainement capable de s'engager dans des luttes de classe et de faire preuve d'une grande activité militante. Mais la lutte des classes va rarement jusqu'à la guerre des classes, et le militantisme social explose rarement en révolution sociale. La faiblesse des marxistes et des anarcho-syndicalistes fut leur tendance à prendre la lutte pour la guerre et le militantisme pour la révolution ; cette faiblesse a affecté la théorie et la pratique radicales pendant plus d'un siècle, mais surtout dans la période par excellence du «socialisme prolétarien», de 1848 à 1939, qui a donné naissance au mythe de l'«hégémonie prolétarienne». Comme l’affirme Franz Borkenau,5 il est plus facile de stimuler dans la classe ouvrière le sentiment nationaliste que les sentiments de solidarité de classe internationale, surtout en période de guerre, comme l'ont démontré à l’envi les deux guerres mondiales de ce siècle. Étant donné la constance du régime de «trahisons» auquel les marxistes et les anarcho-syndicalistes attribuent l’échec du prolétariat à instaurer une nouvelle société, on peut se demander si ces «trahisons» ne sont pas en réalité les signes d’un facteur constitutionnel qui rend vide de sens et incompréhensible le type de «prolétariat» sur lequel se fondent les marxistes et les anarcho-syndicalistes pour privilégier la classe ouvrière dans son ensemble au nom de l'«hégémonie prolétarienne».
Les récits historiquement nuancés des épisodes au cours desquels les ouvriers ont élevé des barricades à Paris en 1848, à Pétrograd en 1905 et en 1917, ou en Espagne entre 1870 et 1936 ne comportent généralement pas d'explications sur la notion d’«hégémonie prolétarienne». Ces «prolétaires» étaient souvent des artisans pour qui le système de l'usine était un phénomène culturel nouveau. Beaucoup d'entre eux avaient des origines paysannes récentes et n’avaient quitté le mode de vie rural que depuis une ou deux générations. Chez ces «prolétaires», la discipline industrielle et le cantonnement dans les bâtiments de l'usine produisaient des tensions culturelles et psychologiques très déstabilisantes. Ils vivaient dans un champ de force situé entre d'une part un mode de vie artisanal ou agraire préindustriel, vivant au rythme des saisons d'une façon relativement détendue, d'autre part le système de la fabrique ou de l'atelier, dominé par une exploitation maximale, hautement rationalisée, par les cadences inhumaines des machines, par l'atmosphère de caserne de villes surpeuplées et des conditions de travail particulièrement brutales. Il n'est donc pas surprenant que ce type de classe ouvrière ait été particulièrement explosif et que ses révoltes aient facilement débouché sur de quasi-insurrections.
Marx considérait le prolétariat comme «une classe dont le nombre augmente sans cesse, et qui est disciplinée, unie et organisée par les mécanismes mêmes du processus de production capitaliste». Quant à la lutte des classes : «La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail finissent par atteindre un point où ils ne sont plus compatibles avec leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se rompt, sonnant le glas de la propriété privée capitaliste. Les expropriateurs sont expropriés.» (Marx, le Capital.) Si on laisse de côté les différences dans les solutions qu'ils proposent pour administrer la production, les anarcho-syndicalistes partagent complètement avec les marxistes cette construction théorique sur le destin du capitalisme et sur le rôle du prolétariat.
En Espagne, cette approche essentiellement économiciste, qui accorde un rôle important à l'unité imposée aux travailleurs par le système de la fabrique, s'est révélée fatale. Dans les régions dominées par la CNT, les travailleurs ont effectivement «exproprié» l'économie, bien que sous des formes extrêmement diverses qui allaient du «néocapitalisme» à des formes hautement «socialisées» (ou centralisées). Mais, quelle que fût sa forme, le «contrôle ouvrier» ne produisit pas une «nouvelle société». L'idée sous jacente selon laquelle le contrôle d'une partie importante de l’économie permettrait virtuellement au mouvement anarcho-syndicaliste de contrôler l’ensemble de la société (ce qui était d'ailleurs une interprétation assez simpliste du matérialisme historique de Marx) se révéla un mythe. L'État de Catalogne, en particulier, avant de finir par recourir à la violence pour achever de vider de sa substance le contrôle «socialisé» des travailleurs, commença par agir sur le système financier et commercial et fit tout simplement entrer ses propres représentants dans les comités de travailleurs et les organisations confédérales, transformant finalement les collectivités industrielles en entreprises nationalisées de fait (cf. Leval, Espagne libertaire, p. 381 et sq).
Lorsque la confrontation économique entre travail salarié et capital a effectivement lieu, leur lutte — qui est certes très réelle — se passe généralement dans un cadre entièrement bourgeois, comme Malatesta l'avait prévu il y a plusieurs générations. La lutte des travailleurs avec les capitalistes est essentiellement un conflit entre deux types d'intérêts qui s'interpénètrent, et qui est précisément nourri par le lien contractuel capitaliste qui régit les relations entre les deux classes. Elle ne fait qu'opposer salaires élevés à profits élevés, moins d'exploitation à plus d'exploitation, de meilleures conditions de travail à de mauvaises conditions de travail. Ces conflits à l'évidence négociables portent sur des différences de degré et non de nature. Il s'agit fondamentalement de différends contractuels, et non sociaux.
C'est précisément parce que le prolétariat industriel est «discipliné, uni et organisé par les mécanismes mêmes du processus de production capitaliste», selon la formule de Marx, qu'il se soumet plus facilement que les couches pré-capitalistes qui l'ont constitué historiquement à des systèmes de contrôle rationalisés et à des modes d'organisation hiérarchiques. A l’époque où ce prolétariat n'était pas encore intégré au système de la fabrique, il a fomenté en France, en Espagne, en Russie, en Italie et dans d’autres pays encore relativement peu industrialisés des insurrections demeurées légendaires dans l'histoire sociale. La hiérarchie des usines, avec ses structures élaborées de direction, fut souvent reproduite dans les syndicats, même ceux qui s'affirmaient ouvertement anarcho-syndicalistes, et les ouvriers se retrouvèrent complètement sous la coupe de «chefs syndicaux» de toute sorte — fléau qui affecte encore le mouvement ouvrier de nos jours.
Étant donné que les anarcho-syndicalistes, tout comme les marxistes doctrinaires, ont souvent tendance à considérer que les idées développées dans cet article comme «antiprolétariennes» ou «contre la classe ouvrière», qu'il me soit permis de souligner une fois de plus que je ne conteste pas la nécessité pour les idéaux anarchistes d'avoir le soutien de la classe ouvrière, et que je ne renie pas davantage les extraordinaires réalisations des travailleurs et paysans espagnols dans la révolution de 1936, dont beaucoup n'ont eu d'équivalent dans aucune des révolutions passées. Mais ce serait le comble de l'aveuglement, aussi bien pour les anarchistes que pour les lecteurs d'autres tendances révolutionnaires qui s'intéressent à cette question, que de vouloir ignorer les graves limites qui ont également marqué la révolution espagnole, des limites qui, considérées avec le recul, devraient aujourd'hui contribuer à former la théorie et la pratique anarchistes. La réalité est que beaucoup d'anarchistes espagnols ont sérieusement mis en cause, de différentes manières, la façon dont leur mouvement s'engageait dans la voie syndicaliste, même après avoir eux-mêmes succombé, ce qui était bien compréhensible, aux sirènes d'une version syndicaliste «politiquement correcte», comme on dirait aujourd'hui, avec le recul d'un demi-siècle.
Il faut dire à son honneur que l'anarchisme espagnol — de même que celui des autres pays — ne s'est jamais exclusivement concentré sur l'usine en tant que lieu d'élection de la pratique libertaire. Tout au long du siècle dernier et jusque dans la période de la guerre civile, les villages, les petites villes et les quartiers des grandes villes, ainsi que certains centres de la culture populaire, furent bien souvent le lieu d'une activité anarchiste importante. Dans ces lieux de la société civile, les femmes comme les hommes, les paysans comme les ouvriers, les vieux comme les jeunes, les intellectuels comme les manuels, les déclassés comme les éléments repérables des classes opprimées — bref, toutes sortes de gens s'intéressant non seulement à leur propre oppression, mais aussi à des idéaux de justice sociale et de liberté communautaire — furent au centre de l'attention des propagandistes anarchistes et se montrèrent particulièrement réceptifs aux idées libertaires. Les inquiétudes sociales de ces gens dépassaient souvent les intérêts du seul prolétariat et ne cherchaient pas nécessairement à s'exprimer à travers des formes syndicales d'organisation. En fait, leurs organisations s'enracinaient beaucoup plus dans la communauté où ils vivaient.
Comme je l'ai souligné dans tous mes écrits et comme Manuel Castells l'a montré empiriquement (in The City and the Grassroots: A Cross-Cultural Theory of Urban Social Movements), ce n'est qu'aujourd'hui que nous commençons à comprendre à quel point beaucoup de mouvements ouvriers radicaux étaient, en fait, des mouvements de citoyens, localisés dans certains quartiers de Paris, de Pétrograd ou de Barcelone, et dans les petites villes et les villages qui devinrent le théâtre non seulement d'une agitation de classe, mais aussi d'une agitation sociale ou locale. Dans ces milieux, les opprimés et les mécontents agissaient en réaction aux problèmes qu'ils rencontraient non seulement en tant qu'êtres économiques, mais aussi en tant que membres d'une communauté. Inversement, leur quartier, leur ville ou leur village, représentait lui-même une source essentielle de soutien dans leur lutte contre différentes sortes d'oppressions, qui pouvait plus facilement prendre un caractère global dans un mouvement social aux objectifs plus larges que les seuls problèmes de leur boutique ou de leur usine. Ce n'est généralement pas seulement à l'usine ou à l'atelier que les valeurs et les grandes idées sociales radicales se développaient, mais aussi dans différents centres urbains, y compris les mairies, comme le montre bien l'exemple de la Commune de Paris en 1871. Et ce n'est pas seulement dans les usines de Pétrograd qu'est née la mobilisation des masses contre l'oppression tsariste, mais aussi dans l'ensemble du district de Vyborg dont faisait partie la ville.
De la même façon, la révolution espagnole n'est pas née que dans les usines textiles de Barcelone, mais aussi dans les quartiers de la ville, où les ouvriers comme les non-ouvriers édifièrent des barricades, se procurèrent toutes les armes qu'ils purent, alertèrent leurs voisins des dangers du soulèvement militaire, fonctionnèrent de façon communautaire en ce qui concerne le ravitaillement et la surveillance des éventuels contre-révolutionnaires et tentèrent de satisfaire les besoins des infirmes et des personnes âgées sur l'ensemble de cette grande ville portuaire moderne. Sous le titre «Villes et réalisations éparses», Gaston Leval consacre une partie importante de son livre à une forme civique de «socialisation» que, selon ses termes, «nous appellerons municipaliste, que nous pouvons aussi appeler communaliste, et qui plonge ses racines dans des traditions espagnoles demeurées vivantes [...]. Elle se caractérise par le rôle éminent de la ville, de la commune, du municipe, c'est-à-dire la prédominance de l'organisation locale qui embrasse l’ensemble de la cité.» (Leval, Espagne libertaire, p. 311.)
Ce type d'organisation anarchiste n'est pas du tout particulier à l'Espagne. Il appartient à la vaste tradition anarchiste dont j'ai parlé plus haut et qui, je dois le souligner, est restée relativement méconnue depuis la naissance du syndicalisme. En réalité, l'anarchisme a été assez maltraité par la formule syndicaliste, qui a déplacé ses centres d'intérêt de la commune à l'usine et des valeurs morales aux valeurs économiques. Ce qui, dans le passé, a donné à l'anarchisme son «ton moral» — et ce à quoi les militants «pragmatiques» dans les syndicats et dans les ateliers ont si souvent résisté — était précisément son intérêt pour un communisme organisé autour des confédérations de citoyens et de la revendication de la liberté en tant que telle, et pas seulement de la démocratie économique sous la forme du contrôle des travailleurs. Les formes de l'anarchisme antérieures au syndicalisme se préoccupaient de la libération de l’homme, où les intérêts du prolétariat n'étaient certes pas négligés, mais fondus dans un intérêt généralisé de la société qui recouvrait un vaste ensemble de besoins, de centres d'intérêt et de problèmes. En dernier ressort, la satisfaction et la résolution de ces besoins et de ces problèmes ne pouvaient être assurées qu'à l'intérieur de la commune et non d'un élément de celle-ci, usine, atelier ou ferme.
Du fait que les anarchistes considéraient qu'une société libre devait être non seulement non hiérarchique, mais sans classes, ils espéraient que les intérêts spécifiques céderaient la place aux intérêts communaux et régionaux, voire à l'abolition de toute espèce d'intérêt, tous les problèmes de la commune et de la région confédérée étant alors mis en commun. Ces problèmes seraient ceux de l'ensemble de la population, dans une démocratie directe où chacun s'exprimerait. Les ouvriers, les agriculteurs, les spécialistes et les techniciens, tous les gens, en fait, devaient cesser de se considérer comme des membres d'une classe particulière, d'un groupe ayant une profession ou un statut spécial ; ils devaient devenir les citoyens d'une commune, soucieux de résoudre non des intérêts particularistes et conflictuels, mais l'ensemble des problèmes humains de tous.
C'est cette sorte de vision morale d'une société nouvelle qui donne aujourd'hui à l'anarchisme une valeur d'actualité et un intérêt qu'aucun autre type de mouvement communiste ou socialiste n'a pu avoir dans la période récente. Sa conception de l'émancipation et de la communauté traite de problèmes d'oppression — des sexes, des groupes d'âge, ethnique, hiérarchique — qui transcendent les classes, des problèmes qui vont bien au-delà de la dissolution d'une économie pervertie par les classes et qui ne peuvent être résolus que par une société vraiment morale, où l'harmonisation de l'humain avec l’humain conduit aussi à harmoniser l'humanité avec le monde naturel. Selon moi, toute vision qui n'irait pas jusque-là échouerait à accomplir la capacité de l'être humain à fonctionner comme un facteur rationnel, créatif et libérateur à la fois dans l'histoire sociale et dans celle de la nature. A travers mes livres et mes essais, j'ai cherché à articuler cette vaste conception de la réalisation de l'humanité à ce que je considère comme une vision constructive de l'anarchie : une société de démocratie directe, à l’échelle humaine, confédérale, écologique et communiste.
Laisser se poursuivre le glissement historique de l'anarchisme d'une forme essentiellement éthique de socialisme (au sens étymologique du terme) vers l'anarcho-syndicalisme — forme de socialisme essentiellement économiciste, le plus souvent basée sur la structure de l'usine — serait, selon moi, une vraie régression. Beaucoup de ces tendances largement inspirées par le syndicalisme, en Espagne ou ailleurs, qui affirmaient croire à une société communiste libertaire n'ont pas hésité à emprunter des méthodes et des comportements immoraux à l'économie capitaliste elle-même. La mentalité économiciste des soi-disant «pragmatiques» et «réalistes», qui savaient certainement comment manipuler les ouvriers et exprimer leurs intérêts immédiats, a amené à la direction de la CNT un ton de plus en plus amoral, voire immoral. Ce ton semble avoir survécu jusque dans l'anarcho-syndicalisme réduit des années 1990. J'y ai constaté un mépris des idées nuancées, une vision simpliste du changement social et une revendication parfois absolutiste de l'héritage anarchiste, avec une fréquence qui tend à faire apparaître l'anarcho-syndicalisme comme un mouvement particulièrement intolérant, pour ne pas dire détestable.
Personne, et moi moins que tout autre, ne songe à vouloir empêcher les anarchistes d'entrer dans les usines, de partager les problèmes des ouvriers et, avec un peu de chance, de les gagner aux idées libertaires. Il serait même salutaire qu'un grand nombre d'entre eux mettent en pratique leurs propres idées en prenant réellement part à l'existence de prolétaires qu'ils ont tendance à traiter comme une entité unique. Ce que je conteste ici, c'est la prétention douteuse de l'anarcho-syndicalisme à représenter la totalité de la pensée et de la pratique anarchistes, à être la «seule» idéologie «capable de relier les idées anarchistes au monde du travail», à prêcher une doctrine d’«hégémonie prolétarienne» malgré les échecs répétés de mouvements syndicaux assez considérables, voire massifs, et les déformations constantes de l'histoire des syndicats. N'en déplaise à Helmut Rudiger, le prolétariat n'est pas «la plus grande part de la population». En réalité, à cause des changements dans les formes de production et d'organisation du capitalisme moderne, le prolétariat des usines est numériquement en diminution considérable aujourd'hui, et il est loin d'être certain qu'il y ait un avenir pour les usines utilisant une force de travail importante. A coup sûr, l'Espagne actuelle, de même que le reste du monde occidental, n'a plus qu'une faible parenté avec ce qu'elle était au début du siècle — ni même avec ce que j'y ai personnellement vu il y a vingt-cinq ans. Des révolutions technologiques généralisées et d'importants changements culturels qui ont conduit des ouvriers ayant autrefois une conscience de classe à s'identifier à la «classe moyenne» ont fait de l'anarcho-syndicalisme le spectre de ce qu'il était. Mais, si ce spectre prétend représenter tout l'anarchisme, il est parfaitement incapable de régler des questions sociales qui existaient déjà à l'état latent autrefois, quand l'engagement dans le «socialisme prolétarien» était le trait dominant des mouvement radicaux.
En réalité, les ouvriers ont toujours été plus que seulement des prolétaires. Quel qu'ait été leur intérêt pour les problèmes de l'usine, les ouvriers sont aussi des parents inquiets pour l'avenir de leurs enfants, des hommes et des femmes soucieux de leur dignité, de leur autonomie et de leur évolution en tant qu'êtres humains, des voisins qui s'intéressent à leur communauté, et des gens pleins de compassion qui s'intéressent à la justice sociale, aux droits civiques et à la liberté. Et aujourd'hui, en plus de ces questions très peu économiques, ils ont toutes raisons de se préoccuper aussi des problèmes écologiques, des droits des minorités et des femmes, de leur propre perte de pouvoir politique et social et de la puissance croissante de l'État centralisé, autant de problèmes qui ne sont propres à aucune classe spécifique et qui ne peuvent être résolus entre les murs des usines. En fait, je crois plutôt que les anarchistes devraient avoir particulièrement à cœur d'aider les travailleurs à prendre pleinement conscience non pas seulement de ce qui les regarde en tant que classe économique, mais des préoccupations humaines en général des citoyens potentiels d'une société libre et écologique. L'«humanisation» de la classe ouvrière, comme de tous les secteurs de la population, dépend de façon décisive de la capacité des travailleurs à dépasser leur sentiment d'appartenance à la classe ouvrière et à progresser, au-delà de leur conscience de classe et de leur intérêt de classe, vers une conscience communautaire, celle de citoyens libres qui seuls pourront instaurer une société future morale, rationnelle et écologique.
Si «pragmatique» et «réaliste» que puisse apparaître l'anarcho-syndicalisme, il représente selon moi une idéologie archaïque qui trouve son origine dans la notion étroitement économiciste d'intérêt bourgeois, et même d'intérêt purement sectoriel. Il repose sur la permanence de forces sociales comme le système de l'usine et la conscience de classe traditionnelle du prolétariat industriel, forces dont le déclin est évident dans le monde occidental à une époque où les relations sociales sont de plus en plus indéfinissables et où les préoccupations de société prennent de plus en plus d'ampleur. La société moderne envisage désormais des mouvements et des questions beaucoup plus vastes, qui concernent nécessairement les travailleurs, mais qui exigent un point de vue plus large que celui de l'usine du syndicat et de l'orientation prolétarienne.
Murray BOOKCHIN
novembre 1992.
Remarquable texte synthétisant le rôle et les limites de l'anarcho-syndicalisme en 1936 et après. On pourrait lui ajouter les contributions d'un André Prudhommeaux à la notion élargie de classes sociales, permettant de dépasser la mythification du prolétariat comme acteur prioritaire des mouvements d'émancipation, et celles d'un Jean Baudrillard sur la limitation productiviste des concepts marxistes du matérialisme historique (auxquels appartient celui de lutte de classes mis en cause ici), pour qui il n'y eut certainement de classe véritable que la classe bourgeoise ("le concept de classe lui appartient"). Selon lui, l'ordre politique s'est, depuis l'apparition de ces concepts, totalement renversé dont le pouvoir de coercition et de contrôle agit désormais plus efficacement à partir de la consommation et de la communication: "c'est la sphère économique, avec ses contradictions partielles, qui joue aujourd'hui comme facteur idéologique d'intégration.[...]chaque consommateur est enfermé dans la manipulation rentable des biens, des signes, à son profit. Il ne peut même plus perdre son temps dans le loisir. Il reproduit inexorablement, à son niveau, tout le système de l'économie politique : la logique de l'appropriation, l'impossibilité de la dépense, du don, de la perte, l'inexorabilité de la loi de la valeur." Il reste aux anarchistes à prendre la juste mesure des nouvelles formes de domination sociales.
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