Rappel des faits
Les opposant.e.s à la ligne de TGV Lyon-Turin (en italien « TAV », pour « Treno Alta Velocità »), habitant.e.s de la vallée et soutiens extérieurs, occupaient depuis plusieurs semaines la Maddalena, un lieu-dit se trouvant sur l’emplacement d’un futur chantier de forage d’un tunnel, près du village de Chiomonte, et y avaient installé un « presidio », à la fois quartier général et assemblée de lutte. Le matin du lundi 27 juin, des centaines de flics ont violemment expulsé le campement, malgré les barricades et une résistance tenace des occupant.e.s, permettant aux entreprises de BTP de commencer leur sale boulot et de palper, in extremis, les faramineuses subventions de l’Union Européenne. En effet, l’U.E. octroyait 671 millions d’euros à la condition que le chantier commence avant le 30 juin. En réponse à l’expulsion, les NO TAV avaient lancé un appel international pour une grosse manifestation le dimanche 3 juillet, répartie en plusieurs cortèges convergeants. L’objectif affiché de la journée était « le siège de la Maddalena ». Voici un récit à six mains, de l’intérieur, par des militant.e.s anarchistes ayant décidé d’apporter une solidarité en actes aux habitant.e.s en lutte du Val Susa.
Filets de morve et solidarité active
Arrivé.e.s la veille à Chiomonte, nous avons décidé de ne pas passer la nuit dans le camp installé au bas du village : la proximité du barrage de flics et la situation très encaissée de l’endroit ne nous disait rien qui vaille. Il nous a cependant suffit de traverser Chiomonte à pied pour recevoir un accueil très chaleureux des habitant.e.s, de 7 à 77 ans, pépés et mémés nous accostant avec de larges sourires, nous remerciant d’être venu.e.s et nous demandant si nous avions assez d’informations et si nous étions assez équipé.e.s pour le lendemain. Sous l’apparence paisible de la bourgade, la colère et la sympathie sincère de gens qui se battent tout simplement pour l’endroit où ils et elles vivent nous ont réchauffé le cœur. La nuit fut bonne, accompagnée tout de même de quelques détonations en provenance de la montagne.
Dimanche matin, le cortège au départ d’Exilles était impressionnant et se répandait sur plusieurs kilomètres le long de la route nationale. L’autoroute étant elle aussi coupée par craintes de tentatives de blocages, c’est toute la vallée qui était délivrée de son flot habituel de camions et de touristes, remplacé par une marée humaine, la rage au ventre, recyclant les barrières de sécurité en une batucada géante. Les premiers « Giù le mani dalla Val Susa ! » (« Bas les pattes du Val Susa ! ») retentirent. De nombreux.ses manifestant.e.s portaient déjà casque à la ceinture et lunettes de plongée sur la tête. Alors qu’un cortège « familial » se dirigeait vers le fond de la vallée et le barrage de flics sur la route de la centrale électrique située avant le lieu du futur chantier, celles et ceux qui le souhaitaient pouvaient monter à travers les vignes vers le village de San Antonio, en un cortège non-déclaré. Nous en étions, et après environ deux heures de marche nous redescendions vers la Maddalena, à l’ombre des châtagniers, sur de magnifiques terrasses en pierres sèches. L’hélicoptère se faisait plus pressant au-dessus de nos têtes, et les cris des camarades en contrebas ainsi que les premiers gaz lacrymogènes nous indiquaient que nous étions sur la bonne route, sur ce terrain escarpé que nous ne connaissions pas encore.
Au bas de la forêt, dans une sorte de clairière au contact direct du site de la Maddalena où se trouvaient encore quelques tentes des occupant.e.s expulsé.e.s le lundi 27 juin, nous étions sûrement plus d’un millier, peut-être le double. En face, dans un petit pré à ciel ouvert, des centaines de flics gardaient la Maddalena et tentaient des avancées dans les bois, protégés par des camions blindés ou un tractopelle, et étaient repoussés à coups de cailloux. Quant à nous, il nous était bien difficile d’avancer dans le pré, même si quelques offensives appuyées par un ou deux cocktails molotov firent bien reculer les flics. Les camarades les mieux équipé.e.s (casques et masques à gaz) pouvaient tenir la première ligne plus longtemps que nous. La solidarité était bien présente, maalox, citron et eau tournant de main en main, les camarades blessé.e.s étant toujours secouru.e.s et accompagné.e.s. Le caillassage était ininterrompu, les bois nous offrant une réserve de projectiles inépuisable. Pendant plusieurs heures, ce fut pour nous balistique rudimentaire, regards embués, pauses obligatoires à genoux et filets de morve. En effet, en face, les tirs de lacrymos étaient nourris, les plus durs à supporter étant ceux qui vous coupent la respiration et vous secouent de spasmes vomitifs. Les tirs tendus à hauteur de visage nous ont bien fait flipper, et les quelques renvois de pierres de la part des flics ont contribué à faire monter la tension. Pas de flashball ici, pour notre plus grand soulagement. La configuration du terrain (accidenté et offrant de nombreuses planques) et la motivation des personnes présentes nous ont permis d’assiéger la Maddalena pendant plusieurs heures. Le côté « peuple des bois contre la gente casquée » avait un charme certain et, tout buccolisme mis à part, les rochers, les arbres et les cailloux ont été nos meilleurs amis durant la bataille. Quand, vers 17 heures, une trentaine de policiers a pénétré dans les bois plus loin que les fois précédentes, ils ne s’attendaient visiblement pas à un tel comité d’accueil. Il y a eu quelques secondes de presque silence, puis ce sont des centaines de personnes qui se sont ruées sur eux. Les flics, terrorisés, sont repartis en courant dans une succulente débandade, sous une pluie de projectiles et de cris vengeurs, coursés de près par une foule de camarades. Dans le mouvement, un flic s’est retrouvé isolé, abandonné par ses collègues. Il a pris quelques sérieux coups qui l’ont laissé sonné. Il faut comprendre que l’animosité contre la police était à ce moment-là très élevée du fait des nombreux-ses blessé-e-s et des arrestations accompagnées de tabassages gratuits. Malgré le désir de vengeance qui habitait bon nombre d’entre nous, le policier a été ramené dans ses rangs, en échange des camarades arrêté.e.s, qui, bien évidemment, n’ont jamais été libéré.e.s. Malgré cela, satisfait.e.s de notre combativité, mais aussi épuisé.e.s et ayant de faibles réserves d’eau, nous avons quitté les bois.
Nous ne pensons pas que nous aurions pu reprendre la Maddalena. Le but de cette bataille était pour nous de ne pas laisser l’expulsion du lundi 27 juin sans réponse et de maintenir la pression sur les chantiers du Lyon-Turin. Ce que nous avons fait de belle manière, avec nos modes d’action, dans une solidarité sincère avec les habitant.e.s en lutte de la vallée et en appui des autres cortèges. Sous le pont de l’autoroute, des participant.e.s ont été bléssé.e.s par les pierres jetées par les flics postés à une trentaine de mètre au dessus. Quant aux personnes qui se trouvaient de l’autre côté du chantier, sur la route de la centrale électrique, qui tentaient d’arracher la clôture, elles ont eu à subir les tirs tendus de grenades lacrymogènes et l’eau irritante des canons à eau.
Tourisme politique ?
Les manifestations s’adressent aux medias et au pouvoir, elles sont des démonstrations de force qui marquent une rupture entre la population et la caste qui prétend la représenter. Elles sont signifiantes par le nombre de personnes qui y participe et par les discours qui s’y développent. Si le pouvoir les ignore et fait passer en force des décisions contraires à l’intérêt général, on entre dans une lutte d’opposition, dans un rapport de force sur le terrain social, environnemental et politique. Lorsque nous prenons la route pour rejoindre la lutte du Val Susa le 2 juillet, le stade de la manifestation courtoise a été dépassé et l’action directe populaire est déjà une forme de lutte fréquente des habitant.e.s de cette vallée : des blocages et sabotages ainsi que des affrontements ont eu lieu à Venaus dès novembre 2005, puis régulièrement jusqu’à aujourd’hui. Nous n’allons donc pas « manifester » en Val Susa, nous allons participer à la lutte et aux formes que lui ont données les habitant.e.s de la vallée.
Évidemment, nous ne sommes ni des mercenaires, ni des prestataires de services, la lutte contre le TAV est notre lutte puisqu’elle s’inscrit dans le mouvement pour la réappropriation politique de l’économie et des moyens d’échange dans l’intérêt des populations. En outre, le tracé du TAV passe sous les massifs de la Chartreuse et de Belledonne, ainsi qu’en Maurienne. Habitant.e.s des Alpes, nous ne sommes pas moins concerné.e.s que nos ami.e.s italien.nes. Les refus d’un modèle de développement économique fondé sur l’accroissement des échanges internationaux, le dumping social, l’éclatement de la production, les flux tendus, le financement d’entreprises de BTP mafieuses sur fonds publics et le saccage environnemental que cela suppose découlent de notre projet politique émancipateur. Le TAV est une des pièces de l’aménagement planifié qui reliera le « Sillon Alpin » à la prospère Italie du nord et au port de Gènes. Le sillon alpin, c’est une ville de plus de 200 kilomètres de long de Genève à Valence, un espace « high-tech » à l’architecture aseptisée, à l’environnement détruit, aux loyers inabordables, peuplé d’ingénieurs producteurs de gadgets et de précaires lavant leurs chiottes dans les nouveaux « emplois de services aux personnes ». C’est le rêve éveillé de ceux qui nous gouvernent. C’est notre cauchemard. Ce modèle de développement, nous n’avons pas attendu le TAV pour l’analyser et le refuser. Nous étions au tunnel du Somport en 1994 et à celui du Mont-Blanc en 2002, nous sommes au Fréjus et en Val Susa aujourd’hui.
Les bonnes vielles ficelles sont celles qui cassent le moins
Il y a 20 ans, le pouvoir se battait déjà sur le front de la propagande préventive en présentant ces chantiers pharaoniques comme des facteurs de progrès économique. Ce progrès économique dont les classes populaires ne voient jamais que le revers de la médaille car il s’accompagne invariablement de conditions de vie de plus en plus précaires et de conditions économiques de moins en moins justes.
Il y a 20 ans aussi les adversaires de ces gabegies financières et environnementales étaient présenté.e.s comme des écolos frileux.ses qui refusaient l’inéluctable marche du progrès et voulaient égoïstement préserver leur petit coin de montagne sans se soucier des impérieuses nécessités qu’amenait la nécessaire croissance économique.
Il y a 20 ans les ficelles du pouvoir pour diviser le mouvement étaient les mêmes et les opportunistes de la gauche institutionnelle étaient aussi prompts à tomber dans le piège de la fausse respectabilité. Il n’y a jamais eu, d’un côté, les « bon.ne.s manifestant.e.s démocrates et pacifiques » et de l’autre les « émeutier.e.s touristes organisé.e.s militairement » forcément « dépolitisé.e.s », forcément « venu.e.s de l’étranger ». Seuls les porte-paroles des partis politiques parlementaires et les medias bourgeois ont repris cette vieille ritournelle des bon.ne.s et des mauvais.e.s manifestant.e.s. Dans la réalité, l’unité est telle que nous avons même toléré les consternants abrutis de la Ligue savoisienne dans les cortèges.
Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ?
Le 3 juillet, dans le Val Susa, nous sommes allé.e.s assiéger le chantier principal du TAV que gardaient 900 carabiniers. Nous ne pensions pas une seconde avoir le dessus sur des flics équipés et formés pour le combat. Nous savions juste que notre devoir était de marcher sur cette zone et que nous aurions à les affronter. Nous n’aimons pas la violence mais il y a plus de violence à se soumettre qu’à se défendre. Il y a aura plus de violence encore, dans les 20 ans de chantier à venir qui pollueront la vallée des poussières d’amiante et d’uranium (constitutifs des roches de ces montagnes) en intoxiquant, de façon civilisée, les habitant.e.s.
Le 3 juillet 2011, dans le Val Susa, 200 flics à la solde des mafias économiques établies ont été blessés à coup de caillasses. C’est vrai qu’ils ne faisaient que leur sale travail, pour le compte de l’oligarchie qui leur lâche une modique solde pour aller occuper militairement une vallée contre sa population. Nous avons aussi, de notre côté, eu notre cortège de blessé.e.s à coups de tirs tendus de lacrymogènes à hauteur de poitrine ou de visage ou de tabassages en règle post-arrestation, comme l’exige la glorieuse tradition policière. Nos blessé.e.s ne sont pas dans les chiffres de la Stampa ou du Monde parce que nous n’avons pas été gémir dans les rédactions le dimanche soir. Nous sommes beaucoup plus que 200 à avoir gardé des séquelles de la violence légale. Nous ne sommes pas des professionnel.le.s de la baston, nous ne touchons pas de solde, nous nous battons contre des politiques antisociales et destructrices parce que nous avons le courage de nos convictions, la conscience des nécessités politiques et de l’intérêt général et parce que nous avons dans le cœur un autre monde.
Des anarchistes des montagnes
source : Le jura libertaire
Pour plus d'informations sur le mouvement "NO TAV" :
- "Triple cortège à la Val Di Susa" sur le lereveil.ch
- "Révolte populaire au Val de Susa" sur juralib.noblogs.org
- "La bataille dans le Val de Suse" sur laterredabord.fr
- Le site notav.info (en italien)
Pour plus d'informations sur le mouvement "NO TAV" :
- "Triple cortège à la Val Di Susa" sur le lereveil.ch
- "Révolte populaire au Val de Susa" sur juralib.noblogs.org
- "La bataille dans le Val de Suse" sur laterredabord.fr
- Le site notav.info (en italien)
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