mardi 29 mars 2011

Un monde devenu fou

[Derrick Jensen est un auteur anarchiste nord-américain, souvent classé comme "post-gauchiste" et relié aux courants anti-industriels et écologistes radicaux]

Le diagnostic est clair


Je ne sais pas pour vous, mais chaque fois que j’assiste à une conférence écologiste, je sais que je suis supposé en sortir inspiré et en pleine forme, mais je me sens plutôt le coeur brisé, découragé, vaincu, et comme si on m’avait menti. Ce n’est pas la discussion inévitable à propos de fermiers (re)découvrant l’agriculture biologique, de fourchettes de plastique faites à partir d’amidon de maïs, de panneaux solaires, de relocalisation, des joies de vivre simplement, de s’attrister du meurtre de la planète, de changer nos histoires, et particulièrement à propos du fait de conserver une attitude positive qui me démoralise. C’est que personne, et je dis bien personne, ne mentionne jamais la psychopathologie.

Pourquoi est-ce important ?

Parce que ceux qui sont au pouvoir détruisent des communautés soutenables – et pas seulement des communautés autochtones soutenables. Si des gens développent de nouvelles façons de vivre davantage soutenables sur leur terre, et que ceux qui sont au pouvoir décident que cette terre est nécessaire pour des routes et des centres commerciaux et des stationnements, ceux qui sont au pouvoir saisiront cette terre. C’est comme ça que la culture dominante fonctionne. Tout et tout le monde doit être sacrifié pour la production économique, pour la croissance économique, pour la continuation de cette culture.

Il y a quelques mois je regardais un documentaire sur David Parker Ray, un tueur en série, de Truth or Consequences, Nouveau Mexique, qui est soupçonné d’avoir tué jusqu’à soixante femmes. Il a kidnappé des femmes et les a gardées comme esclaves à violer. Il a converti un camion-remorque en entier en une chambre de tortures bien garnie, où il a filmé ce qu’il leur a fait subir. Dans le documentaire, une profileuse du FBI a comparé les attitudes de Ray envers ses victimes à celles que la plupart des gens ont envers les mouchoirs: Une fois que vous l’avez utilisé, vous préoccupez-vous de ce qui leur arrive ? Bien sûr que non, a-t-elle dit. Et c’est comme cela que Ray percevait – ou plutôt ne percevait pas – ses victimes: tout simplement comme quelque chose à utiliser et à jeter.

Lorsque la profileuse a dit cela, ma première pensée fut les pigeons migrateurs. Ensuite les saumons chinook. Ensuite les océans. À quel point la plupart des membres de cette culture déplorent-ils les pigeons migrateurs ? Les saumons ? Les océans ? L’ensemble de cette culture, et la plupart de ses membres, n’a pas plus de considération pour les victimes de cette manière de vivre que David Parker Ray n’en a eu pour ses victimes. L’indifférence à la souffrance est une des caractéristiques principales définissant cette culture. Et c’est une caractéristique principale définissant la sociopathologie.

The New Columbia Encyclopedia mentionne qu’un sociopathe peut être défini comme étant quelqu’un qui fait volontairement du mal sans remords: « De tels individus sont impulsifs, insensibles aux besoins d’autrui, et incapables d’anticiper les conséquences de leur comportement, de poursuivre des buts à long terme, ou de tolérer la frustration. L’individu psychopathique se caractérise par l’absence de sentiments de culpabilité et d’anxiété qui accompagnent normalement une action antisociale. »

A quel point les membres de cette culture sont-ils sensibles, dans l’ensemble, aux besoins des forêts primaires (à 98% disparues), des prairies primaires (à 99% disparues), de la vie océanique (90% des grandes espèces de poissons disparues) ? À quel point cette culture est-elle sensible aux revendications territoriales autochtones ? Avec quelle clarté les membres de cette culture sont-ils capables d’anticiper les conséquences de la destruction des forêts, prairies, océans, ou du rejet des revendications territoriales autochtones ? Avec les niveaux des mers déjà en hausse et des glaciers qui disparaissent déjà, à quel point les décideurs de cette culture sont-ils capables d’anticiper les conséquences du réchauffement global?

Le Dr. Robert Hare, un expert des sociopathes, déclare que « parmi les traits les plus dévastateurs de la psychopathie se trouvent une impitoyable indifférence pour les droits d’autrui et une propension aux comportements prédateurs et violents. Sans remords, les psychopathes charment et exploitent les autres pour leur propre gain. Ils manquent d’empathie et d’un sens de responsabilité, et ils manipulent, mentent et trompent les autres sans aucun égard pour les sentiments de qui que ce soit. » Ça me rappelle quelque chose que Nuage Rouge a dit: « Ils nous ont fait plusieurs promesses, plus que je puisse me souvenir. Ils n’en ont tenue qu’une. Ils ont promis qu’ils prendraient notre terre, et ils l’ont prise. »

Hare dit aussi, « Trop de gens s’accrochent à l’idée que les psychopathes sont essentiellement des tueurs et des prisonniers. Le public en général n’a pas été éduqué à voir au-delà des stéréotypes sociaux pour comprendre que les psychopathes peuvent être entrepreneurs, politiciens, PDG et autres individus qui ont du succès et qui pourraient ne jamais voir l’intérieur d’une prison. » Ils peuvent être le président, un patron, un voisin.

Considérons maintenant la culture dominante quant aux caractéristiques des psychopathes tel qu’illustré dans la section F60.2 de The ICD-10 Classification of Mental and Behavioural Disorders (Classificatioin des Désordres Mentaux et Comportementaux), publié par l’Organisation Mondiale de la Santé, Genève, 1992:

a) impitoyable insensibilité à l’égard des sentiments des autres. Par où commencer ? Les membres de cette culture ont-ils démontré quelque sensibilité que ce soit à l’égard des sentiments des autochtones tandis qu’ils ont volé leurs terres ? Qu’en est-il des sentiments des non-humains chassés de leurs demeures, ou de ceux chassés hors d’existence ? De plus, la communauté scientifique traditionnelle n’exige-t-elle pas que l’émotion soit retirée de toute étude scientifique? Ne nous dit-on pas aussi que les émotions ne doivent pas interférer avec les décisions d’affaires et la politique économique ? Les poulets dans les cages en batterie ont-ils des sentiments ? Qu’en est-il des chiens en laboratoires de vivisection ? Qu’en est-il des arbres ? De la pluie ? Des pierres ? La culture va au-delà d’une « impitoyable insensibilité » à l’égard des sentiments de ces autres jusqu’à nier l’existence même de leurs sentiments.

b) attitude d’irresponsabilité et d’indifférence grossière et persistante à l’égard des normes, règles et obligations sociales. Existe-t-il une action plus irresponsable que celle de tuer la planète ? Maintenant considérez les normes, règles, et obligations de cette culture. Normes: viol, abus, destruction. Règles: un système légal créé par les puissants afin de conserver leur pouvoir. Obligations: obtenir autant d’argent et de pouvoir que possible.

c) incapacité de maintenir des relations durables, quoique n’ayant aucune difficulté à les établir. Je vis en territoire Tolowa. Les Tolowa ont eu des relations avec leurs voisins humains et non-humains qui ont duré au moins 12 500 ans. Lorsque la culture dominante est arrivée ici il y a environ 180 ans, l’endroit était un paradis; maintenant l’endroit est dévasté. L’exploitation n’est pas une relation durable – que ce soit avec un autre animal ou avec un écosystème.

d) très faible tolérance à la frustration et un seuil de décharge d’agression peu élevé, incluant la violence. Les civilisés exterminent les autochtones depuis dix mille ans. Les États-Unis sont constamment en train de décharger de l’agression contre (c.-à-d., envahir) d’autres pays. Des individus et des corporations et des gouvernements déchargent de l’agression quotidiennement envers les coyotes, les chiens de prairie, les otaries, les marais, les sommets de montagnes pour leur charbon, et les plaines côtières pour leur pétrole.

e) incapacité d’éprouver de la culpabilité et de profiter de l’expérience, particulièrement de la punition. Combien de culpabilité croyez-vous que les PDG éprouvent envers la destruction des forêts anciennes ? Et le mot »profit » ici ne veut pas dire le profit financier qu’ils tirent à tuer les forêts, océans, et ainsi de suite, mais profit en termes de leçon apprise. Après avoir déboisé le Moyen Orient, toute l’Europe, une grande partie des Amériques, de l’Afrique, et de l’Asie, est-ce qu’il semble le moindrement plausible que ceux qui sont en charge apprennent de leurs erreurs passées ? Apprennent-ils quoi que ce soit de leurs décisions et politiques qui altèrent le climat en brûlant le charbon, le pétrole, et le gaz naturel de façon effrénée?

f) tendance marquée à blâmer les autres, ou à offrir des rationalisations plausibles, pour leur comportement. Les PDG se tiennent-ils responsables de leur violence ? Le violeur moyen de la sienne ? George Bush blâmait les feux de forêts pour son empressement à déboiser. Clinton disait que tout était de la faute des coléoptères. Et plusieurs rationalisent encore leur déni de notre planète se réchauffant rapidement chaque fois qu’une tempête de neige frappe la Côte Est.

Bien sûr nous n’agissons pas tous de cette façon. Mais ceux d’entre nous qui ne sommes pas sociopathes, qui essayons de vivre différemment, devons nous avancer et interpeler l’ensemble de la culture pour la façon dont elle se comporte.



Partager notre planète limitée avec cette culture, c’est comme être pris dans une salle avec un psychopathe. Il n’y a aucune sortie. Bien que le psychopathe peut choisir d’autres cibles en premier, finalement il se tournera vers nous. Finalement nous devrons lutter pour nos vies. Et donc si nous voulons avoir accès à une base écologique que nous pouvons habiter, et que nous voulons que nos descendants puissent y vivre pendant longtemps dans l’avenir, nous devons nous organiser politiquement afin de stopper net cette culture meurtrière.

Derrick Jensen

Texte publié en français le 14 Octobre 2010 sur le site "Anarchie Verte"
Publication originale en ligne (anglais) : ici.

Pour aller plus loin :
- D'autres textes de Derreck Jensen en français, sur le site "Derrick Jensen Cafè"

samedi 26 mars 2011

Ci-gît le 5-7-9

[Expulsion du Squat parisien du 5-7-9 : trouvé sur Indymedia]



Jeudi 24 Mars 2011

Lors d’une ultime attaque, le vieux monde a expulsé mardi matin le 5-7-9 rue du Capitaine Marchal.

Deséspérement, il a mobilisé ses troupes, bloqué la rue, pour évacuer le squat.

Aujourd’hui un vigile et son clébard surveillent cette maison laissée vide pendant dix ans.

A peine l’expulsion finie, la démolition débutait.

"Nucléaire et gestion de crise" (R.D.V)

Discussion "Nucléaire et gestion de crise" - samedi 26 mars au Rémouleur (Bagnolet)


Discussion & projection de "Ceci n’est pas une simulation"
Samedi 26 mars à 17h30
au Rémouleur, 106 rue Victor Hugo 93170 Bagnolet

A Fukushima, le nucléaire vient encore de montrer de quoi il est capable en matière de meurtres en gros et en détail. La dispersion des sources radioactives dans le sol, l’air et la mer présage de toute la merde dont on hérite pour des centaines, voire parfois des milliers d’années.

Pourtant la page sombre du nucléaire n’est pas prête d’être tournée, pas plus qu’au lendemain de Tchernobyl. Sarkozy a ainsi réaffirmé que « la France ne renoncera pas au programme électronucléaire ».

Avec Fukushima, « la transparence » est à l’ordre du jour. Plutôt que de nier en bloc, le mensonge par omission est de mise. Ainsi, alors que la catastrophe de Fukushima est officiellement reconnue, à Tokyo, les retombées n’auraient pas d’incidence notable sur les habitants. Quant au nuage radioactif qui arrive au-dessus de la France, il serait bien-sûr totalement inoffensif.

Face au désastre, il est impossible de rester les bras croisés face à ce qui existe déjà et à ce qui est en train d’advenir, avec la complicité des partis et lobbies écologistes. Plus que jamais, l’arrêt du nucléaire n’est pas négociable !

Discutons-en samedi 26 Mars au Rémouleur à 17h30.



ce texte est aussi consultable en : - PDF par téléchargement.

jeudi 24 mars 2011

"Comment se débarasser du Trotskysme ?"

[Même si la revue Variations dans laquelle écrit l'auteur Alexander Neumann est reliée aux Négrisme[1], auquel nous ne souscrivons pas, nous republions néanmoins ce texte intéressant écrit en juillet 2009, peu après la formation du NPA / Dissolution de la LCR, et à replacer dans ce contexte pour sa pertinence. [1]Voir aussi "Le Négrisme, une conte-révolution de gauche" chez Mutines Séditions]

Voici trente ans, Michel Foucault posa la question de savoir, comment nous pouvions nous « débarrasser du marxisme », ce poids doctrinaire du siècle passé, tout en maintenant une critique émancipatrice [2]. Ici, je ne cherche pas à rassurer les marxistes doctrinaires, grâce à un discours moraliste ou passionnel, qui voudrait liquider l’héritage libertaire de Marx, mais au contraire à les déstabiliser. Il s’agit de déconstruire le marxisme en tant qu’un dispositif historique qui entrave les capacités d’action autonomes des individus ou collectifs. Il s’agit de se libérer d’une tradition idéologique et institutionnelle refroidie. Aujourd’hui, la forme maintenue de ce problème s’exprime dans le trotskysme [3].

Au vu du spectacle livré par un énième parti d’extrême gauche, qui se prétend comme d’habitude « nouveau », et face à la décomposition prolongée des anciens partis ouvriers, en Europe et ailleurs, les arguments critiques qui interrogent les marxismes doctrinaires restent d’une inquiétante actualité. Tout se passe comme si la répétition l’emportait encore sur la création, la pulsion de vie et la différence.

Le trotskysme, héritier sans héritage du communisme soviétique

La tradition trotskyste s’est définie dans un rapport complexe au marxisme soviétique, aux partis communistes et aux Etats dits « socialistes », qui n’étaient que des dictatures bureaucratiques comme tout le monde le sait aujourd’hui. En pratique, les trotskystes ont été travaillés par un mouvement contradictoire d’attraction-répulsion envers la tradition soviétique, qui a freiné la déconstruction critique du léninisme avec son cortège d’effets autoritaires. La tradition trotskyste réclame l’héritage de la Révolution russe sans assumer son bilan global. Trotsky et les trotskystes se définissent, comme le nom le signale, d’une certaine conception de la révolution russe qui culmine dans la prise du pouvoir par un seul parti. Ce modèle, présenté comme une référence positive, tait sa complémentarité désastreuse : « On parle peu des effets ravageurs de la guerre civile sur la culture politique du bolchévisme, de la tendance à voir dans la violence systématisée et organisée en instrument privilégié et pour transformer les rapports sociaux, et dans le volontarisme du parti et de l’Etat un moyen essentiel des masses populaires. » [4]

Confrontés aux crimes de Staline et au bilan négatif de l’Union soviétique avant son implosion, les trotskystes se présentent comme les premiers critiques et les opposants historiques à ce système de domination. La répression violente qui a frappé Trotsky et ses soutiens, orchestrée par les partis communistes, semblent confirmer cette idée. Si cette opposition est frontale en 1938, les frontières politiques et idéologiques s’avèrent pourtant nettement plus mouvantes à d’autres moments...

Jusqu’en 1924, le soutien du chef de l’Armée rouge à son Etat est sans faille ; Trotsky assure et assume la répression sur tous les plans, y compris contre les oppositions de gauche (Cronstadt, etc.).

Après être entré en opposition frontale au pouvoir stalinien, le courant trotskyste continue à défendre l’Union soviétique, de façon inconditionnelle.

Pendant la guerre froide, le trotskysme international se déchire sur la question de savoir s’il faut entrer dans les partis communistes nationaux.

La IVe Internationale défend sans faille le régime cubain pro-soviétique [5], puis l’invasion militaire de l’Afghanistan par les troupes soviétiques en 1979 (la direction de la LCR française est alors désavouée sur ce point par une majorité d’adhérents). Pendant tout ce temps, la référence positive à la révolution russe amène des discussions incessantes et irrésolues sur la date, à partir de laquelle la Russie soviétique aurait trahi les idéaux communistes, puis sur la nature politique du régime soviétique. Le jargon trotskyste évoque des « Etats ouvriers dégénérés » et parie jusqu’au dernier moment sur une révolution ouvrière contre les Etats bureaucratiques, en attendant Godot.

Les réformes amorcées par Gorbatchev, en 1985, relancent un temps le trotskysme allemand, à l’Est et à l’Ouest du pays, avant qu’une large majorité de citoyens de l’Allemagne unifiée ne plébiscite un gouvernement nationaliste de droite. Cela n’empêche pas Ernest Mandel, l’un des théoriciens trotskystes les plus connus, d’annoncer une révolution prolétarienne en Europe de l’Est, en 1990.

Par la suite, de nombreux groupes trotskystes concurrencent les partis communistes classiques sur leur propre terrain, celui de l’héritage communiste et de la tradition léniniste, en brandissant le drapeau rouge. Ainsi, Daniel Bensaïd dénonce avec verve l’abandon de la faucille et du marteau par le PCF en janvier 1994, dans l’hébdomadaire Rouge, tout en insistant sur la pertinence de la dictature du prolétariat (référence que la LCR n’abandonne qu’en 2003) [6]. En 1993, la direction de LO sanctionne aussi des adhérents qui ont osé mettre en question le discours pathétique des « Etats dégénérés ».

Au fond, les légendaires dissensions sectaires entre fractions trotskystes rivales semblent davantage motivées par des désaccords tactiques ou conjoncturels que par des ruptures de principe.

Avec un certain recul, la critique trotskyste du communisme soviétique paraît peu radicale et aléatoire, comparée à d’autres positions, portées des courants libertaires ou anarchistes de Daniel Guérin à John Holloway, par l’Ecole de Francfort, Socialisme ou Barbarie, l’Internationale situationniste et aux analyses proposées par la revue Futur antérieur, suite à la chute du mur.

L’exception française

L’internationalisme affiché des trotskystes, assis sur l’optimisme d’une révolution mondiale attendue et sur le refus du socialisme national de Staline, cache mal à quel point chaque parti s’inscrit dans l’histoire singulière de son pays, au Brésil, au Sri Lanka ou en France, seul pays au monde où les amis d’Arlette Laguiller ont une existence politique. Cette spécificité nationale n’a rien de fortuit, mais doit être replacée dans l’histoire française, où le trotskysme apparaît globalement comme une fraction du mouvement communiste dominant.

Depuis la Libération jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le PCF a marqué le champ politique et syndical à travers son discours marxiste-léniniste, en tant que principal parti de gauche. Il convient de souligner ici que le PCF était l’un des partis communistes les plus staliniens du monde, appliquant les recettes dogmatiques de la centrale de Moscou avec un zèle singulier. La gauche socialiste ou indépendante était marquée par l’hégémonie communiste à tel point qu’elle se définit comme « non-communiste » jusqu’aux années 1990. Le PCF prime électoralement jusqu’en 1981, et se maintient encore plus longtemps sur le plan des discours, cultures politiques et modèles militants, à travers le communisme municipal et la CGT. Jusqu’aux années 1980, la majorité des adhérents du syndicat est aussi membre du PCF [7]. La tradition semble s’arrêter avec les 1,9 % que le PCF obtient aux élections présidentielles de 2007, mais elle se recycle à travers l’activisme trotskyste.

L’extrême gauche léniniste ne pouvait pas échapper à cette influence sociale, si bien que les dirigeants trotskystes historiques ont été formés par des responsables du PCF (p.ex. Pierre Lambert, Hardy) s’ils n’étaient pas des militants du parti avant d’en être exclus (p.ex. Alain Krivine, Daniel Bensaïd). Le noyau initial de la LCR provient d’une scission de l’organisation étudiante du PCF qui se produit en 1966. La socialisation personnelle des responsables trotskystes amène la reproduction d’un certain modèle militant, issu du mouvement communiste, qui a valorisé la discipline, l’engagement à temps plein, l’ouvriérisme masculin et l’autoritarisme. Certes, la LCR s’est montrée plus permissive que LO à certaines impulsions issues de Mai 68, notamment au féminisme. De même, le courant lambertiste (celui qui a formé Lionel Jospin) a été davantage anti-communiste que d’autres, ce qui explique peut-être son faible développement. Ces écarts ne sont cependant pas plus importants que les dissensions entre les différents courants qui cohabitent au sein du Parti socialiste.
Gras
Vu avec un certain recul, les courants trotskystes français sont pris dans une tendance historique, au sein de laquelle elle ne fait que surnager, car sur le long terme, l’influence de la famille communiste (PCF-LO-LCR) qui veut se mesurer elle-même à l’aune des scores électoraux, passe de 22 % en 1969 à 17 % en 1981, à 13 % en 2002 et à 8 % en 2007 aux élections présidentielles ; c’est-à-dire que les soubresauts des candidatures trotskystes profitent du déclin structurel de l’influence du PCF sans être en mesure de le compenser. Leur score cumulé dépasse à peine 5 % en 2007. Cette tendance lourde coïncide avec l’érosion de la classe ouvrière industrielle, dont les centres d’activité et les modèles de mobilisation se sont défaits depuis 1978. Les « européennes » ne contredisent en rien ce manque de dynamique, d’autant que ces élections se caractérisent par une baisse tendancielle du taux de participation. En 1999, les listes trotskystes LO/LCR comptent 900.000 voix et ceux du PCF élargies à d’autres mouvances 1.200.000. En 2009 on constate 1 million de voix trotskystes et un autre million pour les listes du PCF, élargies aux dissidents socialistes. Rien n’a bougé au fond, malgré les efforts électoralistes des uns et des autres.

En somme, le trotskysme constitue autant une rupture publique avec la tradition communiste française du PCF qu’il en perpétue les traits principaux sur le plan symbolique et organisationnel. C’est pourquoi il nous semble trop léger de faire table rase du passé, en l’absence d’un bilan critique, et de faire mine que tout commence à zéro, comme le suggère le sigle NPA. Tout doit changer pour que rien ne change.

Le maintien d’un dispositif léniniste : le parti a toujours raison

Aujourd’hui, la plupart des courants trotskystes sont en train d’abandonner la référence explicite au modèle léniniste, en la gommant de leurs programmes de façon assez pragmatique. Comme l’objet de l’héritage a disparu avec l’Union soviétique et les partis communistes de masse, le jargon léniniste est effectivement devenu désuet. Le problème nodal subsiste pourtant, car ce renoncement rhétorique ne s’appuie pas sur une analyse critique cohérente. La répétition des problèmes de passé se passe d’un discours explicite et d’une écriture formelle.

En effet, l’une des concrétisations institutionnelles du discours léniniste est l’organisation d’un parti centralisé, qui est toujours supposé éclairer et diriger les « masses laborieuses ». Les écrits de Lénine et de Trotsky se basent sur une analyse cruciale, selon laquelle les ouvriers ne seraient pas en mesure de s’organiser autour de principes socialistes tout seuls, tout au plus capables d’un vague syndicalisme de base [8]. Pour accéder à une conscience politique globale, ils auraient par conséquent impérativement besoin d’un parti qui les guide et d’une direction communiste éclairée. Ce schéma comporte des aspects autoritaires, élitistes et bureaucratiques qui ont souvent été critiqués, et contredits par la réalité de mouvements auto-organisés, mais il a été maintenu jusqu’à aujourd’hui, à travers les organisations trotskystes. Rosa Luxembourg, Erich Mühsam et d’autres avaient constaté, contre Lénine, que la démocratie des conseils ouvriers était opposée dans son principe à la direction des citoyens par un parti unique, à travers l’Etat. L’histoire lui a donné raison et le principe démocratique du contre-pouvoir a été actualisé avec une grande force théorique par des auteurs comme Jean-Marie Vincent, John Holloway et Oskar Negt [9]. Les dirigeants trotskystes, issues de la tradition léniniste, ne veulent pourtant rien entendre qui pourrait mettre en doute l’existence des partis qui déterminent toute leur vie. Ils font donc le choix de contrer les expériences et mouvements de démocratie directe qui échappent à leur contrôle.

En contrepoint, les partis trotskystes combattent les propositions politiques alternatives, par exemple la forme mouvementiste, fédéraliste ou anarchiste.

Le mode d’action des zapatistes mexicains, qui se passe d’instances centrales, n’est pas plus accepté comme référence politique que d’autres mouvements sociaux qui refusent formellement de s’identifier à un parti central. Au mieux, ces mouvements sont ignorés, s’il ne font pas l’objet de commentaires sectaires dans la presse trotskyste.

Aussi, les partis trotskystes et marxistes-léninistes ont tous raté l’amorce de Mai 68, à la manière du PCF, comme les précis d’histoire le montrent jusqu’au moindre détail. Le féminisme américain et le MLF se créent aussi contre la résistance initiale des directions trotskystes. Plus récemment, la révolte zapatiste de 1994, le soulèvement démocratique argentin de 2001, les « manifestations du Lundi » allemandes de 2003, le mouvement des sans-papiers de 1996 s’organisent sans leur concours, à leurs débuts sinon complètement.

Rappelons aussi que chacun des petits partis trotskystes français veut être le centre d’un vaste mouvement populaire mondial, en appelant à la création d’un nouveau parti, sans la participation d’autres courants que le sien. Arlette Laguiller lança son « parti des travailleurs » en 2005, avant de le saborder face aux effets déstabilisants que le mouvement de sympathie exerça sur l’appareil de LO. Le PT lambertiste se transforma en nouveau « parti ouvrier » en 2007 et la LCR s’est rebaptisée « Nouveau parti anticapitaliste » en 2009 sans remplacer son noyau de direction.

Ce dernier courant a pratiqué, avec un certain succès médiatique, l’abandon successif des termes « Etat ouvrier », « dictature du prolétariat », « bureau politique », puis des sigles « trotskysme » ou « communisme ». Cela ne signifie pas l’abandon d’un modèle d’organisation traditionnel. Bien au contraire, le maintien de pratiques inchangées, désormais privées du souvenir de leur signification symbolique, encourage la reproduction et la répétition des structures du passé : exclusion des opposants, sectarisme idéologique, reproduction de l’appareil directorial. Comme cet abandon rhétorique n’est pas soutenu par un travail de deuil, par une déconstruction critique, il n’interdit en rien que ne se répètent pas les phénomènes dictatoriaux du passé, qui ont signé l’échec du communisme soviétique. Dans un registre similaire, on peut penser que Lionel Jospin n’a pas changé son comportement politique autoritaire, bureaucratique et rigide, qui provient de sa formation trotskyste-lambertiste, depuis qu’il a cessé de se réclamer de cette tradition. Il pense toujours avoir raison. [10]

Une conscience de classe fantasmagorique

L’un des problèmes fondamentaux du trotskysme est la quête d’une conscience de classe introuvable. La conscience de classe permet l’émancipation universelle de l’humanité. Formulée sur un plan philosophique par Marx, puis Lukacs, il s’agit d’un concept utopique, donc prometteur, mais qui ne se base pas sur une réalité sociale empiriquement saisissable.

Le problème est qu’aucun mouvement social ou critique connu, pas même la révolution russe, ait permis d’expérimenter cette jonction historique, qui paraît aujourd’hui encore plus improbable qu’à l’époque de Lénine. Le philosophe marxiste Lukacs a lui-même souligné que pareille conscience de classe ne pouvait pas être décelée dans les luttes réelles des prolétaires ou d’autres révoltés, mais que cette vision impliquait un rejet global du monde existant [11]. Chez Lukacs et les premiers dirigeants communistes, le parti doit jeter le pont, entre les « masses » révoltées et une « direction » éclairée, chargée de réaliser le concept de l’émancipation humaine. Cette conception, peu tournée vers l’expérimentation démocratique autonome des citoyens, est ensuite « actualisée » par Ernest Mandel, qui admet que le rôle central du parti a déjà été souligné par les premiers sociaux-démocrates, qui le justifient alors par la faiblesse culturelle des masses ouvrières [12]. Lénine ne fait que radicaliser ce principe autoritaire du parti, qui s’organise autour d’un « chef charismatique » (citation de Max Weber) et sur la base d’une « action soumise et commandée » [13].

Les porte-paroles trotskystes illustrent ce principe, avec leur style souvent emphatique, dénonciateur ou moraliste (Olivier Besançenot, Arlette Laguiller), qui donne l’impression qu’ils soient investis d’une mission. Héritier du léninisme, le trotskysme pense que ses partis véhiculent les rudiments d’une conscience de classe qui doit être diffusée en direction des opprimés. La direction trotskyste incarne en quelque sorte cette conscience supérieure.

Une contradiction insurmontable naît de cette construction politique : d’un côté, les trotskystes veulent mobiliser les « prolétaires » (ouvriers, précaires, femmes, jeunes, immigrés...) à partir de leur sentiment de révolte, face à une réalité vécue comme insupportable, mais de l’autre côté, ils sont convaincus que cette mobilisation n’amène pas la conscience de classe, selon leur propre théorie marxiste. Sinon, à quoi servirait leur parti avec ses mécanismes de centralisation, de sélection et de formation des militants et cadres ?

La contradiction éclate dans leur pratique politique, quand les organisations trotskystes tentent de partir des revendications urgentes des opprimés, afin d’arriver à l’organisation de mouvements de protestation suffisamment larges pour provoquer des effets politiques au niveau de l’Etat, en partant ainsi du « bas » vers le « haut ». Arrivé au stade d’une crise politique majeure, telle la grève générale de juin 36 ou de Mai 68, cette démarche rencontre sa propre limite doctrinaire et se trouve soudain inversée ; maintenant, ce n’est plus l’expérience vécue des opprimés et leur capacité de s’affirmer en contre-pouvoir, mais la direction du mouvement et la question du pouvoir qui est au centre du dispositif trotskyste. L’objectif étant le contrôle de l’Etat. Cela au nom de l’émancipation et de la conscience de classe, que les ouvriers ne sauraient pas atteindre par eux-mêmes, selon Lénine et Trotsky (ceci malgré la phrase finale du Manifeste communiste de Marx en 1848, influencé par la charge anarchiste de la Ire Internationale, et qui souhaite que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »).

Une conceptualisation alternative à cette vision léniniste a été formulée par des penseurs de la Théorie critique, Oskar Negt et Alexander Kluge. Ils cherchent à saisir la façon dont les dominés peuvent organiser leur propre prise de parole, qui permette une discussion et un échange des différentes expériences de la vie, afin de nommer les raisons de la révolte. Ainsi, on passe d’une subjectivité rebelle à un espace public oppositionnel qui se passe du parti unique et des instances de l’Etat. [14]

Marx à l’encontre du marxisme doctrinaire

La critique du modèle suiviste et autoritaire que constitue « le parti ouvrier » débute dès sa naissance, puisque Karl Marx, Rosa Luxembourg et le sociologue critique Roberto Michels l’ont explicitement abordé [15]. Dans sa célèbre Critique du programme de Gotha du parti ouvrier allemand, Marx fustige déjà l’idéologie du marxisme doctrinaire [16]. Il dénonce tour à tour trois principes qui se trouveront ensuite au fondement du dispositif léniniste-trotskyste : l’ouvriérisme, l’étatisme et le productivisme.

L’ouvriérisme marxiste est explicitement critiqué par Marx sous un triple aspect. D’abord, parce que l’émancipation des travailleurs ne saurait être envisagé dans le cadre de l’idéologie servile de la « valeur-travail », qui soutient la fierté du travail subalterne, là où Marx propose une critique radicale du salariat. Dans le même essai, l’auteur du Capital rejette aussi l’idéologie ouvriériste qui prétend que la classe ouvrière industrielle puisse s’affirmer contre les classes moyennes, dont il souligne au contraire le potentiel révolutionnaire. Enfin, Marx se moque du travail idéologique simpliste des marxistes de parti, qui ne correspond pas à une critique intellectuelle de fond. Marx conspue ensuite l’étatisme des marxistes de son époque, qui s’accompagne d’une focalisation sur le cadre de l’Etat-nation et d’un internationalisme purement rhétorique qui apparaît dans l’appel à « la fraternisation des peuples ». Cette démarche simpliste « est encore infiniment au-dessous de celle du parti du libre-échange » selon Marx, ce qui fera plaisir aux porte-paroles du marxisme français qui ont vanté « l’Europe des peuples », lors du référendum national de 2005.
Gras
Marx insiste au passage sur le fait que l’idée d’un « Etat libre » est une contradiction en soi, absurde. Voilà pourquoi ce texte nodal de Marx est soigneusement évité par les marxistes de tous bords, voilà pourquoi Marx affirmait « Je ne suis pas marxiste ! »

L’échec historique du programme trotskyste
Trotsky et les trotskystes ont imaginé un scénario pour prendre la direction du mouvement ouvrier, au moment de la seconde Guerre Mondiale. Il s’agit du célèbre « programme de transition » de 1938 [17]. Les revendications sociales et politiques qu’il contient sont tellement audacieuses que leur réalisation implique l’explosion du cadre capitaliste des sociétés concernées.

Historiquement, cet échafaudage idéologique et politique a manifestement échoué, bien que le programme fondateur soit encore publié et utilisé par les trotskystes actuellement.

Les moments de grave crise que les sociétés européennes et asiatiques ont connu à la suite de la seconde grande guerre se sont vite résorbées, grâce au rétablissement de l’Etat qui a été soutenu par la classe ouvrière. Notamment en France, en Italie et en Allemagne, où le pouvoir patronal et étatique était complètement défait, alors que les citoyens se sont finalement contentés de reconstituer les fondements traditionnel de la société, entre 1944 et 1949. Au même moment, l’Armée de Mao a rétabli le pouvoir en Chine, ce qui a ensuite permis le développement capitaliste du pays.

Cela montre bien que la conscience de classe et la mission historique que s’assignent les directions trotskystes correspondent à une fantasmagorie.

Rien ne prouve mieux cette dimension fantasmée de l’idéologie trotskyste que la fin de l’Union soviétique. La théorie des Etats ouvriers dégénérés, en vigueur jusqu’à une date récente, voulait que les Etats soviétiques (Russie, Europe de l’Est) conservent un potentiel émancipateur depuis la révolution d’Octobre, via le parti communiste qui a édifié cet Etat.

Les masses se révolteraient contre les élites bureaucratiques de la Russie et accompliraient la promesse de la révolution prolétarienne. En réalité, l’Etat soviétique s’est écroulé en 1991, dans la plus grande indifférence, et la société russe a supporté la privatisation complète des biens de l’Etat « ouvrier » sans réaction significative. En Allemagne de l’Est, le régime pro-soviétique a implosé en 1990 et une large majorité de citoyens et d’ouvriers a voté pour un gouvernement de droite qui a organisé le démantèlement des dispositifs dits « socialistes ». Pire, la première vague de mécontentement face aux privations matérielles que cette transformation a entraîné, dans l’ancien espace soviétique est-européen, a abouti à un vote protestataire en faveur des anciens chefs bureaucratiques, qui se sont contentés de rebaptiser leurs partis (p.ex. « social-démocrate » au lieu de « communiste »).

Un dernier aspect problématique concerne le vote potentiellement réactionnaire des ouvriers et des classes populaires, qui se manifeste de façon cyclique en France et ailleurs. Le dernier exemple en date est le vote ouvrier majoritaire des ouvriers du Nord en faveur de Nicolas Sarkozy aux présidentielles de 2007. Sans parler des scores élevés du FN parmi les catégories populaires, entre 1986 et 2007. Un autre aspect concerne les grèves ouvrières britanniques en faveur de l’embauche prioritaire des travailleurs nationaux. Ces phénomènes montrent que les motivations politiques répondent à d’autres critères qu’aux seules conditions socio-économiques « de classe », chose que la tradition marxiste a du mal à admettre. L’adhésion populaire aux idées réactionnaires, nationalistes ou fascistes y est systématiquement relativisée. Trotsky lui-même a interprété le nazisme allemand comme un phénomène « petit-bourgeois », alors que les dernières élections libres avant la dictature nazie montrent un vote populaire en faveur des droites qui ont soutenu Hitler. [18]

L’école de Francfort a réalisé de vastes enquêtes sociologiques sur ce phénomène, connues sous le titre des Etudes sur la personnalité autoritaire (livre de Theodor Adorno) et qui décrivent de façon très précise, comment les réactions autoritaires à la crise sociale peuvent motiver l’adhésion à des idées racistes, anti-sémites, nationalistes ou fascistes chez différents individus, indépendamment de leurs statuts sociaux ou de classe [19]. Ces études n’ont jamais été discutées sérieusement par les marxistes français. Cela ne doit pas étonner, étant donné que ces partis mystifient la « conscience de classe ». Selon la logique trotskyste, la crise capitaliste du début des années 1930 aurait dû favoriser une prise de conscience et la révolution prolétarienne, sous la direction des trotskystes. À la place, il y a eu Auschwitz. Hiroshima. Puis, la société de consommation.

Un parti pris qui refuse l’expérience

En conséquence, les trotskystes sont autant fâchés avec la réalité empirique qu’avec les théories critiques. Toutes deux mettent en question le fondement doctrinaire du parti qui organise leur existence, et parfois leur statut social.

Si les dirigeants trotskystes préfèrent contrer les mouvements démocratiques et les conceptualisations critiques qui n’entrent pas dans leur propre schéma idéologique (au lieu d’entrer dans un dialogue de type dialectique), cela est lié à leur incapacité programmatique de tenir compte de l’expérience des autres.

Tout comme ils refusent de prendre en charge l’expérience historique : les victoires fascistes grâce au soutien partiel des ouvriers ; le rétablissement rapide des sociétés capitalistes après la seconde Guerre ; l’existence de mouvements de contestation sans leur concours ; l’implosion sans suite de l’Union soviétique ; le vote potentiellement réactionnaire des catégories populaires, etc. [20]

Ce même refus de prendre en compte l’expérience historique, est complété par un manque de volonté d’écouter et de scruter l’expérience réelle des personnes révoltées, indignées ou insatisfaites. L’approche qui consiste à diffuser un discours pré-établi à travers les mass médias, au lieu d’écouter la parole des « opprimés », découle du mode d’organisation centralisé du parti trotskyste. La direction décide, la base exécute, après avoir tenté d’amender la ligne donnée. Ce procédé est d’autant plus appauvrissant que les petits partis trotskystes disposent d’une base sociale particulièrement étroite, qui n’a jamais atteint dix mille personnes. Pour comparaison, le parti social-démocrate allemand a dépassé le nombre d’un million d’adhérents dans les années 1970 et le PCF approchait ce chiffre au milieu des années 1950.

Même si les trotskystes tenaient compte des observations de chacun de leurs membres, l’esquisse ainsi obtenue serait trop simple pour saisir la réalité complexe de la société et du monde. Le problème se pose d’abord sur un plan sociologique classique, purement descriptif, car femmes, immigrés, ouvriers, jeunes et précaires sont systématiquement sous-représentés dans les partis de gauche et d’extrême gauche.

D’un point de vue plus critique, il faut souligner que les militants trotskystes sont tout autant exposés aux effets fétichistes de la société bourgeoise que d’autres individus (les contraintes du travail salarié, la consommation, la société du spectacle, les formes autoritaires, etc.) sans pour autant vouloir l’admettre.

Enfin, le problème politique le plus évident réside dans le rapport que les militants entretiennent envers la majorité de citoyens qui ne sont pas organisés dans des partis.

Généralement, leur écoute se limite aux attentes principales, susceptible de nourrir des revendications ou des programmes électoraux, au mépris de tous les souhaits particuliers des individus. Les partis participent ainsi activement à la massification de la parole politique, qui cherche à organiser l’adhésion idéologique, au lieu d’entendre des arguments critiques.

Dans les organisations trotskystes, ce manque d’écoute est aggravé par la forte centralisation de l’information et d’une structuration de type sectaire, autour d’une direction qui pense déjà connaître la voie royale vers la « conscience de classe ». Depuis un demi siècle déjà, les textes de Walter Benjamin invitent les marxistes doctrinaires à abandonner l’idéologie totalisante du matérialisme historique, qui empêche de considérer ces souhaits particuliers et les contretemps de l’histoire. [21] Du contretemps, ce concept benjaminien, les trotskystes n’ont retenu que le mot, en titre d’une revue à la couverture grise. Un peu comme la Pravda, journal soviétique dont le seul mot vrai était son titre (La Vérité). [22]

Benjamin, lui, avait lancé une proposition qui n’était pas soluble dans le marxisme de parti : « Notre considération part de l’idée que la croyance psychorigide de ces politiciens dans le progrès, leur foi dans une “ assise de masse ”, ainsi que leur subordination servile à un appareil de parti incontrôlable, constituent trois aspects d’une seule et même chose. Cette approche vise à rendre compréhensible à quel point il nous en coûte d’abandonner notre pensée habituelle, au service d'un concept d'histoire qui évite toute complicité avec celui que ces politiciens continuent à défendre ». [23]

Pareille organisation verticale empêche aussi bien l’écoute que l’échange d’expérience. Malgré le discours marxiste, cette structuration rend également très improbable la compréhension dialectique des phénomènes contemporains. L’ouvriérisme - que les trotskystes ont hérité du PCF - favorise la défense superficielle de la vie ouvrière, comprise comme un ensemble homogène qui fait la part belle à ses aspects problématiques ou aliénés. Dans ce cadre, la psychanalyse fut dénoncée comme une pratique petite-bourgeoise ; la critique écologique fut dans un premier temps perçue comme une attaque contre le mode de vie de la classe ouvrière industrielle ; la libération des femmes et la liberté sexuelle furent d’abord interprétées comme une menace de la famille ouvrière traditionnelle par le PCF et les directions trotskystes, etc. [24] Ainsi, la LCR a commencé à discuter l’homosexualité sur un plan politique à partir de 1995. Dans un livre à caractère auto-biographique de 478 pages, Daniel Bensaïd n’accorde pas une seule page au mouvement féministe, excepté deux notes en bas de page. [25]

Le problème de la répétition


D'un point de vue historique, il s'agit de voir que le Nouveau parti anticapitaliste a déjà une longue histoire. La LCR a activé cette formule à quatre reprises dans ses quarante années d’existence, avec plus ou moins de succès. En l’absence d’un bilan critique, l’histoire se répète.

- En 1938, les groupes trotskystes lancent la IVe Internationale sur une base léniniste, après avoir éloigné d’autres courants, constitués de socialistes critiques [26], en posant des conditions tellement draconiennes qu’aucun de ces partenaires politiques potentiels ne pouvait les accepter. Déjà, il en résulta une base sociale, militante et idéologique étroite, qui laissa ce courant sans prise réelle sur le cours de l’histoire.

- Après Mai 68, la LCR a décidé d'abandonner toute perspective de mouvement large (poussant même l'opposition de gauche au sein du PSU de scissionner abruptement), au profit de la construction d'une organisation de cadres, de type léniniste. La démarche de l'époque consistait à créer des comités Rouge pour recruter des militants en accord avec la Ligue communiste, afin de renforcer le parti déjà existant qui a regroupé jusqu’à 7000 personnes.

- En 1988, cette démarche est réactivée aux côtés d’un transfuge du PCF, sous le titre des « comités Juquin », à l’occasion des élections présidentielles.

- Après les grèves de l’hiver 1995, la même approche se trouve une nouvelle fois explorée, sous le nom "Entente pour l'espoir", supposée préparer la formation d'un "nouveau parti". L'écho fut faible et la formule s'est trouvée rapidement écartée, au profit de l'alliance électorale LO-LCR, sur la base d’un programme trotskyste traditionnel.

- La quatrième relance en date concerne le Nouveau parti anticapitaliste de 2007, sur une base plus électoraliste que les précédentes tentatives. Le parti perd 660.000 voix, si l’on compare le NPA aux européennes de 2009 avec le score de la LCR aux présidentielles de 2007. Cet échec le pousse à s'allier... au PCF.

La répétition de la procédure, cet éternel « retour au même schéma » que chante le groupe NTM, signale que la direction trotskyste n’est pas en mesure d’abandonner ses principes organisationnels et idéologiques.

Sigmund Freud a saisi que le problème de la mémoire personnelle et du souvenir historique n’est pas limité à l’oubli, mais que la répétition sans cesse recommencée des mêmes erreurs et drames doit être lié à une incapacité plus profonde. Il pensait que le phénomène de la répétition obligée (Wiederholungszwang) exprime un refus fondamental de la vitalité et de la création. Ainsi, les personnes ou groupes concernées résistent au changement, refusent d’admettre la perte du passé, de leur propre passé, et se laissent aller à une certaine pulsion morbide. La modification des noms du parti ne change rien à cette situation, au fond. La structure subsiste et continue à parler la même langue, elle poursuit une écriture fatale [27]. Peut-être est-ce pour cela que les organisations trotskystes et leurs théoriciens sont incapables de tirer des bilans critiques de leur propre action.

Dissonances


Il est vrai que le schéma trotskyste a été débordé de nombreuses fois, grâce à des courants dissidents, et surtout des mouvements démocratiques, des élans libertaires beaucoup plus vastes. Le trotskysme a été polarisé depuis ses débuts par un courant chaud, créatif, anti-bureaucratique et hétérodoxe, comme l’a été l’ensemble du mouvement ouvrier jusqu’en 1978. Ce sont pourtant toujours les bureaucrates qui l’emportent au sein des partis, pour des raisons analysées par Max Weber et le sociologue anarchiste Roberto Michels [28]. Les individus, collectifs ou courants qui ont tenté de porter une critique substantielle du dispositif trotskyste ont tous fini par sortir de ce cadre trop étroit, légitimant ainsi la critique historique des dispositifs de domination bureaucratiques, qui maintient la visée utopique de l’an-arkhé (absence de domination).

Face à la mauvaise foi des apologues trotskystes, qui tirent leur légitimité d’une tradition historique qu’ils n’assument pas, puisqu’ils en oublient même le nom, la dissidence doit fatalement ressembler à une charge contre des moulins à vent. Les principes léninistes y sont défendus sans citer Lénine, mais les écrits de Lénine servent parfois à détourner l’attention du léninisme.

Face aux novices, les dirigeants gardent le dernier mot, en citant Marx. Face aux critiques, ils gardent le dernier mot grâce au marxisme, contre Marx. Face aux théories critiques, ils jouent avec les mots ; face à l’expérience transgressive des mouvements, ils misent sur le fait accompli des appareils. Face aux anarchistes, ils invoquent l’esprit libertaire, face aux dissidents ils jouent la sanction bureaucratique. Aux activistes, contestataires et révoltés, les dirigeants trotskystes répondent qu’il faut s’organiser dans le parti, sous sa direction éclairée. Aux intellectuels critiques, ils lancent au contraire qu’il ne faut pas débattre, mais agir. Aux ouvriers, ils prêchent la raison et la théorie, aux intellectuels l’ouvriérisme et l’activisme. Contre les utopistes agissants, ils invoquent le matérialisme et le réalisme politique. Aux journalistes qui leur reprochent leur utopisme, ils parlent de la révolution possible.

Le parti a toujours raison. Il s’en sort, au vu de la relative faiblesse du débat politique et de la force des structures autoritaires ambiantes. Voilà pourquoi il convient de dresser l’oreille pour écouter ce que dit Adorno : « La tradition se définit aujourd’hui comme une ardente obligation de trouver une forme nouvelle, une articulation poussée et cette obligation ne tolère rien qui soit donnée par avance de façon traditionnelle. Celui qui se soustrait à cela fuit le caractère inachevé de l’histoire qui continue à le solliciter. » [29]

Alexander Neumann

NOTES

[1] Responsable de publication de Variations, revue internationale de théorie critique (http://www.theoriecritique.com) ; chargé de recherche en sociologie.
[2] Michel Foucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde : Comment se débarrasser du marxisme ? », entretien avec Umi Yoshimoto réalisé en 1978, in : Foucault, Dits et écrits 2, Gallimard, 2001.
[3] Voir Jean-Marie Vincent, « Comment se débarrasser du marxisme ? » in : Autre Marx, ed. Page 2, 2001.
[4] Jean-Marie Vincent, « Le trotskysme dans l’Histoire », Critique communiste N°172, 2004, p.42.
[5] Sauf LO, refusant de soutenir le régime cubain « petit-bourgeois ».
[6] La presse trotskyste est archivée à la BPI, Centre Pompidou (p.ex. les hebdomadaires Lutte ouvrière, Informations ouvrières et Rouge).
[7] Jan Spurk, Soziologie des französischen Arbeiterbewegung, Argument, 1987.
[8] Lénine, Que faire ?, Editions sociales, 1971.
[9] Rosa Luxemburg, « Démocratie et dictature », in La Révolution russe, Spartacus, 1946 ; Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Payot, coll. Critique de la Politique, 2007 ; John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, LUX, 2008.
[10] Voir Edwy Plenel, Souvenirs de jeunesse, Stock, 2003.
[11] Gyorgy Lukacs, Histoire et conscience de classe, Les éditions de Minuit, 1960, p.64.
[12] Ernest Mandel, Lenin und das Problem des proletarischen Klassenbewusstseins, Suhrkamp, 1970.
[13] Jean-Marie Vincent, « Face au parti ouvrier », in Max Weber ou la démocratie inachevée, Le Félin, 1998, p.93.
[14] O. Negt, op.cit.
[15] Rosa Luxemburg, op.cit. ; Roberto Michels, Critique du socialisme, Kimé, 1993.
[16] Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Les éditions sociales, 2008, p.49.
[17] Trotsky, Le programme de transition, ed. Les bons caractères, 2005.
[18] Les partis ouvriers obtiennent 12 millions de voix contre 20 millions aux partis nationalistes et nazi, aux législatives libres de 1932. Voir Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, Payot, 2003. Voir aussi Trotsky, Comment vaincre le fascisme ?, Buchet, 1973.
[19] Adorno, La Personnalité autoritaire, Allia, 2007.
[20] Le premier appel du « Nouveau parti anticapitaliste » (2008) affirme vouloir prendre en compte « les expériences du passé », mais il ne cite aucun de ces problèmes historiques auxquels le trotskysme s’est heurté. L’abandon d’un certain verbiage idéologique est suivi d’une prise en charge purement rhétorique de l’expérience.
[21] Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire, Folio, 2001 ; Adorno, La dialectique négative, Payot, 2003.
[22] Daniel Bensaïd a tenté de présenter Benjamin comme un trotskyste et un « prophète armé », sans avancer le moindre argument qui accrédite cette thèse extravagante, voir son Walter Benjamin, la sentinelle messianique, Plon, 1990, p.158.
[23] Nous traduisons. Benjamin, “Über den Begriff der Geschichte” in Sprache und Geschichte, Reclam, 2000, p.147.
[24] Voir le rejet des apports de Freud, Fromm et Castoriadis dans des publications trotskystes des années 70, au sujet du Freudomarxisme (Ed. la brèche, LCR) ou la défense trotskyste en du coït interrompu (Lutte de classes, LO) ; l’existence marginale puis l’arrêt des Cahiers du fémnisme de la LCR ; les diatribes des revues Contretemps (N°4, 2002) et Lutte de classes (LO) contre l’écologie politique, etc.
[25] Bensaïd, Une lente impatience, Stock, 2004.
[26] Bensaïd, La fondation de la IVe Internationale, IIRF, 1989.
[27] Au sujet de cette problématique freudienne chez Derrida voir : Poetics today N.8 : « Freud and the semiotics of repetition », Duke University Press, 1987. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Seuil, 2003.
[28] Voir la correspondance de Weber, Briefe 1906/08, Mohr/Siebeck, 1990.
[29] Nous traduisons. Theodor W. Adorno, Dissonanzen, Suhrkamp, p.132, 2003.

"Collectif Radicalement Anti-Nucléaire" [Caen]

Manifestation Mercredi 23 Janvier à Caen,
Banderole du Collectif Radicalement Anti Nucléaire :


mercredi 23 mars 2011

"Le nucléaire : un héritage de mort"

[Suite à l'article "Fukushima Nightmare". Bref retour sur une histoire du nucléaire et son monde, et de quelques moyens d'y remédier...]

De Alamogordo à Fukushima...

Le développement du nucléaire, ici comme ailleurs, ne s'est pas "imposé de lui même" comme "simple évolution du progrès technique" ou "nécessité vitale" : il est le produit d'un monde en guerre.

C'est pendant et juste après la fin de la seconde guerre mondiale que les Etats et capitalistes des grandes puissances économiques ont connu un engouement pour le développement de cette "nécro-technologie" : à la fois terrifiés et fascinés par l'énergie produite, mais aussi par la puissance destructrice que confère la maitrise de l'atome. Dès 1942, l'armée américaine lance dans le plus grand secret le "Projet Manhattan" qui aboutit en 1945 au premier essai nucléaire. Fascination morbide parachevée par le traumatisme (vite refoulé) produit par les explosions atomiques de Hiroshima et Nagazaki, qui firent finalement office de clôture macabre dans l'apothéose de la guerre la plus meurtrière de l'histoire humaine.

Le spectacle effarant d'un "champignon" de plusieurs kilomètres de haut, des températures au sol avoisinant celles du soleil, plus de 110 000 morts en une micro-seconde (total cumulé pour les deux bombes) et des retombées atomiques pour les milliers d'années à venir.

Voici, d'une certaine manière, le point de départ de l'actuelle configuration du nucléaire et de son utilisation dans le monde.

Chacune de ces puissances (notamment les gouvernements des pays "vainqueurs" de la seconde guerre mondiale) furent dès lors désireuses de préserver leurs modèles "infaillibles" et de "renforcer la croissance" en répondant aux "besoins énergétiques" (consolider ou reconstruire la confiance dans un "modèle économique" affaiblit par la guerre -ou au moins la menace de révolutions, avec le "péril rouge" comme ennemi intérieur- dans des pays parfois dévastés) dans ce qu'il pourrait être convenu d'appeler une "guerre économique" (comprendre : les besoins que cette guerre nécessite), latente à la guerre en général et à la guerre froide en particulier. Les "vainqueurs de la guerre" (seconde guerre mondiale) se sont à partir de là lancés, d'une manière remarquablement parallèle, dans la course à l'armement nucléaire et au développement de projets nucléaires civiles (pour construire des centrales). D'un coté parce que la course à l'armement est une course sans fin, et de l'autre parce que cette course, comme le reste de la "guerre économique", impose de renforcer et maintenir une certaine organisation de la production, une certaine idéologie, une vision du monde et des choses qu'il devient impossible de remettre en cause sans remettre en cause toute la société.

L'actuelle cartographie de l'armement et de l'énergie atomique (donc "militaire et civil") reflète aujourd'hui encore parfaitement cet état de fait : le plus grand parc nucléaire se trouve aux Etats unis (avec 104 réacteurs et 77 centrales), lorsque c'est le même pays qui possède le plus gros arsenal atomique au monde (5500 missiles balistiques intercontinentales - "ICBM").
Et il n'est pas étonnant que le principal "vainqueur" de la seconde guerre mondiale, qui était et est encore la première puissance économique mondiale, soit aussi celui qui ai développé l'arme atomique, ait fait explosé la première sous le nom de code "Trinity" à Alamogordo le 16 juillet 1945 avant de devenir le seul Etat a avoir utilisé l'arme atomique contre des populations civiles en envoyant deux bombes sur des grandes villes Japonaises, et il n'est pas étonnant non plus de savoir que c'est la même puissance qui a vendu l'arme atomique et des projets nucléaires civiles à plusieurs autres Etats, etc, etc ,etc.

Il ne s'agit pas de dénoncer ici les "Etats Unis" comme "axe du mal" en retournant de manière binaire la même idéologie impérialiste qu'adoptent touts les Etats en guerre (et qui favoriserait ainsi un point de vue nationaliste ou pseudo "anti-impérialiste" très en vogue, mais néanmoins complètement à coté de la plaque), mais au contraire de souligner le lien indissociable entre nucléaire civile et militaire, entre les "nécessités" imposées par l'économie politique du capitalisme et les courses absurdes d'une technologie devenue mortifère : lien qui est partout le même.

Il n'y a pas de hasard non plus à ce que l'Allemagne connaisse aujourd'hui un des mouvements anti-nucléaires les plus forts au monde : Le pays s'étant vu interdire le développement de programme atomique militaire après la seconde guerre mondiale, et le programme du nucléaire civile étant en cours d'abandon : la contestation s'y exprime plus fortement parce que la population voit clairement plus de nuisances et de risques (notamment l'enfouissement en provenance d'autres pays, dont le France) que "d'avantages" (l'énergie produite par les centrales y est limitée avec moins d'1/3 en apports énergétiques) mais aussi plus librement parce que la propagande pro-nucléaire y est moins vive qu'ailleurs, voir inexistante dans certains médias, puisqu'il y a donc moins d'intérêts à défendre (voir pas du tout au niveau militaire) même lorsque ce mouvement souvent exemplaire rencontre évidemment une répression féroce.

Dans le reste du monde, du premier essai atomique à Alamogordo en passant par celui de la première bombe H à Castle Bravo le 1er Mars 1954 jusqu'à l'accident de la centrale américaine de Three Mistle Island, et aujourd'hui Fukushima : civils ou militaires, des accidents plus ou moins graves [et c'est là tout le problème, puisque la gravité d'un accident se mesure sur des dizaines, voir des centaines ou milliers d'années en fonction des retombées ou des conséquences de fuite, d'enfouissement, d'essais atmosphériques, sous-marins ou sous-terrains...] se sont produits soit dans le cadre civil, soit dans le cadre d'essais militaires [comme l'accident de Banebarry dans le Nevada en décembre 1970, où un essai nucléaire sous-terrain a occasionné une fuite d'un nuage dans l'atmosphère : voir photo ci-contre]. Des dizaines d'îles, de villes ou villages et autres habitations ont été ainsi contaminés suite à ces accidents divers (même lors d'essais nucléaires où les retombées se sont révélées imprévisibles) , entrainant cancers de la thyroïde, de la peau, leucémies, atteintes des fonctions vitales et morts inexpliquées, malformations à la naissances, au niveau humain, mais aussi des régions transformées en déserts arides et impraticables ou rien ne poussera plus, des océans contaminés, des milliers d'animaux touchés, contaminés, malades, malformés, etc... Si Tchernobyl reste l'exemple le plus traumatisant dans l'histoire récente, des dizaines d'autres histoires, "moins graves" du seul point de vue l'étendue et du seul point de vue "humain" à court terme, se sont produits partout dans le monde, avec des conséquences irréversibles et imprévisibles pour le reste de la vie sur Terre et pour les siècles à venir. L'héritage de l'ère nucléaire, qui est aussi l'héritage du capitalisme est un héritage de mort : Nous n'en voulons pas, et c'est pourquoi il faut en sortir au plus vite, comme il faut sortir du capitalisme. Et plus déterminée sera la lutte, plus vite nous en sortirons.

Partout dans le monde, des résistances au nucléaire ont existé. Il ne s'est jamais "imposé démocratiquement", et a souvent été l'objet de contestations, parfois violentes :
même ici, dans le pays du "nucléaire irréprochable et providentiel".

De "Superphénix" à Plogoff :
naissance de l'écologie radicale et mouvement populaire.


En 1975, suite à un accord signé entre divers élus, un projet d'installation d'une centrale nucléaire en Bretagne voit le jour. En septembre 1978, après protestation dans une autre ville proche, Ploumoguer, initialement choisie, c'est Plogoff qui est finalement retenu pour la centrale. Mais à l'époque, les riverains et plusieurs écologistes et soutiens divers plus ou moins politisés le voient d'un autre oeil. Lors des rassemblements, un slogan est repris par tout les manifestants : "Ploumoguer - Plogoff : même combat !". La méfiance vis à vis du nucléaire est forte dans un monde en pleine guerre froide où se multiplient crises diplomatiques et essais nucléaires. Et surtout, il existe un vivier de la contestation, où même faible, les révolutionnaires ont une implantation dans les luttes et en particulier concernant la nature. Depuis plusieurs années, un important mouvement écologique avec une large dimension populaire et autonome se constitue. Contre différents projets de constructions de centrales, mais aussi contre les marées noires (comme celle du pétrolier Amoco Cadiz, naufragé aux larges des côtes bretonnes en Mars 1978, où dès lors un autre slogan se popularise "Mazoutés Aujourd'hui, radioactifs demain") : des dizaines d'actions directes, de manifestations offensives, et de rassemblements, de forums suivis en Bretagne de grandes fêtes populaires (les Fest Noz) ont lieu du milieux à la fin des années 1970.
Pendant l'été 1977 [1], la lutte atteint un point culminant avec le mouvement contre la construction du réacteur "Superphénix" où se succèdent actions souvent offensives contre les "mairies annexes" (estafettes chargées de mener des "enquêtes" auprès de la population et dans les villes pour déterminer la faisabilité des projets nucléaires) sont menées (pneus crevés, camionnettes incendiées). Mais c'est lors du week-end du samedi 30 au dimanche 31 juillet 1977 que la confrontation atteint son plus haut niveau d'intensité : le samedi matin à 6h00, juste avant une journée de forums, des centaines de CRS retournent un camping international où logent plusieurs militant-e-s de diverses nationalités (allemande, italienne, française), et une ferme qui hébergeait des anti-nucléaires en réveillant tout le monde avec fouilles, contrôles d'identité, brimades, violences, etc. Durant le week-end, la colère monte. Le dimanche 31 juillet, une marche sur Malville vient occuper le terrain où doit être construit la nouvelle centrale. La manifestation devait être non-violente. Mais à l'époque aussi pour nombre de gens impliqués dans ces mouvements, la "non-violence" ne signifie pas d'accepter se faire écraser par la violence policière sans réagir, et plusieurs manifestants sont équipés de manche de pioche, de barre de fer, de cocktails molotovs. Aucun affrontement n'a lieu, jusqu'à ce que la police tire pour disperser la marche : grenades offensives, lacrymogènes, etc. Les affrontements feront un mort (Vital Michalon, tué par le souffle d'une grenade offensive de la police) et des dizaines de blessés coté manifestants, mais aussi pour la première fois dans ce type de rassemblement : de nombreux blessés coté police. La construction du Superphénix n'est pas empêchée, mais la rage est toujours présente, et la radicalité de la contestation annonce celle des luttes à venir.

A l'époque aussi, Il existe des "Comités locaux d'information nucléaire" ("C.L.I.N") un peu partout en france depuis le premier monté en 1975, qui s'organisent contre le nucléaire en informant la population sur les risques et nuisances de son développement et font des appels à rassemblements et manifestations, éditent tracts et affiches. Suite au nouveau projet de construction en septembre 1978, soit un an après le mouvement contre Superphénix, très vite à Plogoff, des actions s'organisent. Le 25 Septembre 1978, c'est un dead-in, ou "Maro Mig" en breton (mot crée pour l'occasion), de 15 000 "morts" qui ouvre la première grande manifestation du mouvement (les manifestants s'allongent sur le sol pour représenter la simulation d'une catastrophe nucléaire, à la manière des "dead-in" des manifestations contre la guerre au Vietnam quelques années avant). Pendant le Maro Mig, une voix se fait entendre au mégaphone, quelqu'un lit le plan "Orsec-rad", écrit par les autorités allemandes sur la conduite à tenir en cas d'incident nucléaire. Les dispositions prévues sont évidemment effrayantes, et le texte produit d'autant son effet que sa traduction est prévue d'utilisation en cas d'incident nucléaire pour la centrale en projet à Plogoff. Toute symbolique est elle, l'action signe le début d'un mouvement offensif, qui renoue avec la radicalité des premières manifestations contre le nucléaire en Bretagne, où déjà en 1976, des barricades avaient été érigées à Plogoff contre les premières "enquêtes" pour la construction de centrales. En effet, le mouvement de contestation, si il atteint son point culminant en 1978 avec manifestations géantes, affrontements, barricades, blocages des routes et occupations de terrains, commence en réalité en 1974 où à l'annonce de la construction d'une centrale en Bretagne, déjà à Plogoff, les premières actions ont lieu et des rassemblements s'organisent.

L'aspect que va prendre la contestation de 1974 jusqu'à 1980 est créative, offensive, directe et multiple, et rompt avec une forme "traditionnelle" et routinière dont la faiblesse ressemble beaucoup à la situation d'aujourd'hui : à l'époque aussi, des cortèges syndicaux de plus en plus clairsemés avec leurs appels à la grève de 24 heures, des partis politiques à la traine, une opposition parlementaire ridicule, et des dirigeants de gauche pressés de faire oublier la fureur de 1968 .

A l'époque justement, les organisations syndicales, notamment la CFDT et la CGT, participent à ces rassemblements, et dans leur rôle, tentent évidemment de contenir leur syndiqués (où déjà, la CFDT avait lâché le rassemblement contre Superphénix deux jours avant le fatidique dimanche 31 juillet 1977) , les directions ayant toujours des intérêts particuliers à défendre (certaines sont liées respectivement au PS et au PCF) entre logiques d'appareils et électoralisme. Bon nombre aussi craignent l'influence grandissante des idées libertaires et autogestionnaires (qui ont à l'époque un certains succès) et craignent leur mise en pratique dans les mouvements. Surtout, l'essentiel de la gauche ne comprend pas comment ce mouvement peut rassembler autant de monde sans elle.

Aujourd'hui, la tendance dans les discours s'est "anti-nucléarisée" (Il est plus difficile de nier l'étendue du problème après Tchernobyl et Fukushima), mais elle consiste surtout à dire à gauche qu'on est soit "contre le nucléaire, mais pas pour tout de suite" ("on verra dans 25 ans", et la "planification écologique blablabla"...), soit à dire carrément qu'on "ne peut pas sortir du nucléaire du jour au lendemain" (ce qui revient au même et signe surtout une volonté d'enterrer la question). Aujourd'hui, la gauche institutionnelle est embarrassée, à l'époque de Plogoff : elle est médusée...

"D’où peuvent sortir tous ces gens quand on sait que nos quatre grands partis politiques sont globalement favorables à l’énergie nucléaire"

écrit alors Bernard Chapuis (qui est journaliste successivement à "Combat" et au "Canard Enchainé") dans un billet au journal "Le Monde" sur les rassemblements qui ont lieu au "Cap" à Plogoff.

Petit à petit, un puissant mouvement anti-nucléaire s'enracine dans la ville et ses alentours, et des campings permanents et internationaux dans des champs se montent, avec une large complicité des riverains. C'est à cette époque aussi que le logo "Nucléaire ? non merci" est crée. Régulièrement des assemblées, des rencontres où les "mots d'ordre" sont souvent : s'informer, lutter, faire la fête. Dès l'annonce en Janvier d'une nouvelle "enquête d'utilité publique" à Plogoff, la ville est clairement occupée par les anti-nucléaires : dès le jeudi 31 Janvier au petit matin, toutes les entrées de la ville sont barricadées. Le premier blindé arrive, une fusée de détresse est lancée pour avertir tout le monde, est les barricades sont enflammées. A 7h00 du matin, les barricades sont levées et toute le monde se rassemble devant la mairie, puis la police ouvre le feu : tirs tendus de grenades lacrymogènes en plein dans la foule.
Le mouvement ne baissera pas en intensité jusqu'à des annonces timides de retrait du projet. Autre particularité du mouvement : des barricades aux rassemblements, en passant par les occupations, les femmes sont souvent nombreuses et au premier rang. Ces évènements de janvier et février donnent le ton.

La première moitié de l'année 1979 va être faite de rassemblements, de débats, de réunions, de fêtes mais aussi d'occupations, d'actions directes, de barricades et d'affrontements avec les gendarmes mobiles à Plogoff. Divers projets "d'énergie alternative" sont aussi discutés. On parle alors d'une "maison autonome" qui produirait seule ses besoins en énergie, de l'énergie solaire, etc. Plusieurs manifestations ont lieu dans la région en soutien (comme à Quimper) et les affrontements sont aussi fréquents et violents. La gendarmerie est souvent dépassée à la fois stratégiquement et numériquement. Des gendarmes-parachutistes seront même déployés plusieurs fois en renfort. La violence de la police contre les manifestants est souvent inouïe. Il y a souvent plusieurs blessés graves. Durant le mois de mars 1979 : des grenades incapacitantes sont employées en grand nombre, dont des « grenades lacrymogènes instantanées » (Tolite et Gaz CS, pouvant causer des troubles graves pour la santé) comme par exemple 85 grenades le vendredi 14 mars, dernier jour de l'enquête d'utilité publique. Du bromo-acétate d'éthyle (gaz utilisé pendant les 2 guerres mondiales comme asphixiant et lacrymogène), bien qu'interdit, a aussi été utilisé par la police urbaine lors d'émeutes à Quimper, qui aurait ainsi liquidé de "vieux stocks". Cette violence policière démontre surtout que le nucléaire est un enjeu économique, géostratégique et politique pour l'Etat français, qui ne lâchera pas le morceau.
Si le projet à Plogoff est finalement abandonné suite à l'élection du gouvernement socialiste (qui ne veut surtout pas hériter d'une contestation de cette ampleur), les projets de centrales seront menées à bien ailleurs par le même gouvernement et ceux qui lui ont succédé (Et notamment la reprise des essais nucléaires avec Chirac en 1995).

Elle démontre surtout que l'Etat ne recule que devant des mouvements forts, déterminés et inscrits dans la longueur : c'est à dire des mouvements qui remettent en cause sa légitimité dans la gestion de la production en particulier et de la chose publique en général, voir même simplement son existence, en bref : un mouvement révolutionnaire. Car malgré la "bonne volonté" affichée par la gauche et même l'extrême-gauche électoraliste sur ces questions aujourd'hui, ce sont les même promesses que celles des sociaux-démocrates français de 1981, ou que celles des sociaux-démocrates allemands qui depuis des années ont promis de mettre un terme au nucléaire civil et repoussent toujours l'échéance, voir reviennent en arrière et en particulier en période de crise où il faut "tempérer" (une modification de loi du 26 Novembre 2010 prévoit en Allemagne le prolongement de l'utilisation des centrales nucléaires), en bref gagner du temps pour empêcher que le capitalisme n'implose sous ses contradictions économiques et sociales, quitte à continuer à détruire la planète.

La lutte de Plogoff [comme d'autres dans le monde, qui ont vu la création d'un véritable mouvement écologiste radical et révolutionnaire encré dans la durée, comme la création du groupe américain "Earth First!" ("La Terre d'Abord!") en 1980 aux états-unis] fut exemplaire dans sa forme organisationnelle, sa radicalité et sa détermination mais montre aussi les limites de tout "mouvementisme".

L'intérêt de la lutte de Plogoff est avant tout qu'elle n'a pas été que le fait d'un mouvement "ponctuel" ou "spontané" ni le fait d'une petite élite militante, mais d'un mouvement populaire qui a compris aussi bien activistes écologistes, anarchistes, communistes et révolutionnaires de divers horizons, que riverains et soutiens internationaux, avec une forte participation des femmes (ce qui reste toujours rare aujourd'hui), etc.

Il faut donc en tirer toutes les conclusions :

Sans mouvement écologiste radical et populaire, pas de mouvement révolutionnaire. Et sans mouvement révolutionnaire fort, sans sortie du capitalisme et de l'Etat : Pas de sortie du nucléaire.

extrait du film "Des pierres contre des fusil" :


[1] - voir les brochures "Actions directes contre le nucléaire..." ci-dessous.

Le Cri Du Dodo
Pour en savoir plus sur la lutte de Plogoff :
- "Plogoff, un combat pour demain" de Gérard Borvon (livre en ligne)
- Article du site EcoRev' sur Plogoff.
- "Femmes de Plogoff" livre de Annie Laurent et Renée Conan sur l'implication importante des femmes dans la lutte contre la construction de la centrale.
- le film "Plogoff : Des pierres contre des fusils", de Nicole le Garrec, sorti en 1980.

Quelques pistes pour aller plus loin :

- Brochure "Du Mensonge radioactif et de ses présupposés" par L'A.C.N.M
- Brochure anonyme d'Octobre 2008 "Pour la mort du nucléaire et de son monde".
- Brochure "Actions directes contre le nucléaire et son monde, vol.1 et vol.2" :