mercredi 6 octobre 2010

En Belgique aussi, la police torture dans les commissariats

[Nous relayerons ici plusieurs témoignages et brèves décrivant la violence particulière qui s'est exercée à l'encontre des camarades, compagnon-e-s et autres personnes arrêtés dans le cadre des actions et manifestations de la semaine du No Border et autres initiatives connexes contre les politiques d'immigration belges, européenne et l'enfermement en général. Nous souscrivons parfaitement à l'idée que la torture est la seule récompense que les polices ont désormais à offrir à quiconque oserait se révolte en dehors du cadre imposé. En particulier lors de révoltes collectives et ne faisant pas mystère de leurs motivations politiques. En clair : qu'il n'y a pas de révoltes avec l'assentiment ou la tolérance des oppresseurs et de ceux qui les servent. Comme en Grèce, comme en Russie, comme en France, comme dans le reste du monde, et dans des mesures et des proportions évidemment différentes, mais dont des buts restent similaires : oui, en Belgique la police torture dans les commissariats. Nous ne voyons pas comme ridicule le fait de parler de nos traumatismes, de nos souffrances, de nos illusions perdues, de nos peurs refoulées et de nos inquiétudes sur l'avenir. Au moins, nous n'avons pas peur d'en parler, et saluons chaleureusement ceux et celles qui ont eu le courage de le faire jusqu'ici. Car à mesure que la violence de l'Etat se montre de manière plus apparente comme ce qu'elle est depuis toujours essentiellement : nous voyons comme urgente la nécessité de non seulement rendre visible le scandale qu'elle constitue, mais de la combattre sur le même terrain que tout le reste : celui des luttes !]



Retour sur l’arrestation du 1er octobre et le choc qui en est resté
[No Border Bruxelles : Dans la nuit du 1er octobre]

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«Je ne sais pas si celui qui est roué de coups par la police perd sa “dignité humaine”. Mais ce dont je suis certain c’est qu’avec le premier coup qui s’abat sur lui, il est dépossédé de ce que nous appellerons provisoirement la confiance dans le monde. Confiance dans le monde. Beaucoup de choses la constituent : par exemple la foi en une causalité à toute épreuve, foi irrationnelle, impossible à justifier logiquement, ou encore la conviction également aveugle de la validité de la conclusion inductive. Un autre élément plus important dans cette confiance — et seul pertinent ici — est la certitude que l’autre va me ménager en fonction de contrats sociaux écrits ou non-écrits, plus exactement qu’il va respecter mon existence physique et dès lors métaphysique. Les frontières de mon corps sont les frontières de mon Moi. La surface de ma peau m’isole du monde étranger : au niveau de cette surface j’ai le droit, si l’on veut que j’aie confiance, de n’avoir à sentir que ce que je veux sentir.»

Jean Améry, résistant et juif, analysait ainsi la violence qu’il avait subi de la part de la Gestapo belge en 1943 dans son livre Par-delà le crime et le châtiment.

Dans la semaine du 27 septembre au 3 octobre 2010, plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées tout à fait arbitrairement dans les rues de Bruxelles à l’occasion d’un campement de protestation contre les politiques migratoires et le régime de contrôle et de répression qui les accompagne.

Toléré par les autorités, ce type de rassemblement ne peut se faire qu’en faisant un certain nombre de compromis avec les forces de police (obtention d’un terrain, parcours de manifestation, contacts quotidiens avec la préfecture…). C’est un fait que nous déplorons, mais que nous acceptons pour avoir la possibilité de sensibiliser un minimum la population à nos inquiétudes et nos analyses du monde existant. Mais par ces compromis, nous savons qu’il nous est impossible de combattre effectivement le régime en place, étant donné qu’aucune action directe ne saurait souffrir d’une négociation avec l’ennemi : on ne combat pas un pouvoir avec son autorisation. La manifestation «familiale» et festive du samedi est donc la seule forme de «contestation» réellement autorisée — et non réprimée — par le pouvoir, bien que cela s’apparente davantage à un carnaval qu’à un acte de révolte. Il est difficile de croire à la portée révolutionnaire de ces représentations médiatiques et spectaculaires.

Devant la violence quotidienne et le racisme décomplexé du système actuel, face au saccage des structures sociales, l’exploitation et la destruction des vies qu’il implique, nous sommes pourtant nombreux à vouloir nous opposer sans attendre que le pouvoir nous y autorise. Ces campements sont donc l’occasion de mener des actions, symboliques ou non, contre les acteurs de notre oppression, en ciblant des institutions, entreprises et organisations non gouvernementales qui participent à la gestion du contrôle que nous subissons continuellement et de façon chaque jour plus inquiétante. Il s’agit pour nous d’exprimer notre opposition de façon radicale. Et on ne saurait parler de violence, puisqu’aucune personne physique n’est jamais prise pour cible dans nos actions, sauf si elle s’oppose elle-même avec violence à ce que nous entreprenons (policiers). Qu’on se le dise une fois pour toute : nous croyons au sabotage, mais rejetons comme tout-un-chacun la violence physique. Contrairement aux communistes autoritaires, nous désaprouvons toute forme de justice populaire visant à punir collectivement nos détracteurs et opposants. Nous n’avons et ne voulons exercer aucun pouvoir ni aucune autorité, car nous sommes contre toute forme de hiérarchie.


Ceci étant dit, en dehors de toute considération idéologique, je souhaiterais aborder de façon plus personnelle ce qui s’est produit à Bruxelles durant la semaine passée et qui, je n’en doute pas, me laissera des marques profondes et pour longtemps. Pour dire la vérité, j’ai eu du mal à ne pas pleurer une fois rentré chez moi, tant j’ai été secoué par ce que j’ai vu et subi là-bas.

Bien que ces violences aient eu lieu toute la semaine à l’encontre des personnes investies dans le campement, je voudrais focaliser mon récit sur les douze heures durant lesquelles j’ai moi-même été arrêté et placé en prison au cours de la nuit du vendredi 1er au samedi 2 octobre. Ces quelques heures ont eu sur moi comme un effet de marteau, tant ce que j’ai vu n’avait pas de commune mesure avec les violences policières dont j’ai eu l’occasion d’être souvent témoin auparavant. Et à ce propos, je veux dénoncer le relativisme des copains et copines de lutte qui estiment qu’il n’y avait là rien de plus ordinaire. Pour moi, il n’y a pas de banalité du mal à laquelle il faudrait s’habituer ou devant laquelle il faudrait rester de marbre. Il ne suffit pas de dire «Ce ne sont pas des abus, ces flics ont agi en tant que flics, avec une violence qui leur est propre et qui appartient au rôle social et à la fonction répressive du flic» pour expliquer le comportement barbare des policiers. Il existe des paliers dans l’utilisation de la violence. Le coup de matraque en manif n’est pas comparable aux traitements humiliants dans l’enceinte d’un commissariat. Le déchaînement isolé des policiers pris individuellement dans la mêlée au cours d’une charge et la torture appliquée collectivement et dans une atmosphère «détendue» à l’abri des regards sont deux choses complètement différentes. Et ce que nous avons subi au cours de notre arrestation et de notre mise en détention tient pour moi davantage de la torture.

A contrario de la manif-parade du samedi, la manifestation radicale du vendredi prévue au départ de la gare du Midi faisait l’objet d’une interdiction de la part des autorités. Si les révolutionnaires avaient attendu l’autorisation des seigneurs pour prendre la Bastille, la République n’aurait jamais existé (et on n’aurait pas eu à s’en plaindre au vu de ce qu’elle nous fait subir). Bien qu’on ne se considère pas comme des révolutionnaires (nous n’avons ni programme, ni solution «prêt-à-adopter» pour changer le système, mais seulement des pistes expérimentales et des idées à faire évoluer), il est pour nous hors de question de négocier avec la police le droit d’occuper la rue (qui soit appartient à tous, soit à personne). C’est pourquoi les autorités avaient à craindre notre présence et ont publié un arrêté interdisant tout rassemblement de plus de cinq personnes aux abords de la gare du Midi et permettant l’arrestation administrative de tous les contrevenants à cet arrêté dictatorial.


Tous les alentours de la gare, à partir de quinze heures, étaient sous blocus policier. Les véhicules de polices étaient stationnés partout, girophares allumés, pour traquer les manifestants. Des centaines de personnes ont été arrêtées, même lorsqu’elles marchaient en groupes de moins de cinq. Si l’on veut être fidèle à l’Encyclopédie, le terme «rafle» convient tout à fait à ce type d’opération de police, quoi qu’en disent les plus frileux. L’arbitraire s’est abattu, bannissant de l’espace public l’expression de certaines idées trop gênantes pour le pouvoir. On peut manifester si cela n’ébranle pas le système. Seul faire semblant est autorisé. Une grande majorité des interpellations a fait l’objet de violences gratuites et d’humiliations, non seulement près de la gare, mais aussi à proximité de la porte de Hal où certains se sont repliés pour échapper à l’étau policier et tenter de manifester quand même. Tout s’est fait dans un calme assourdissant, sans courses poursuites ni opposition physique de la part des personnes interpellées. Échappant aux arrestations de la porte de Hal, quelques personnes dont je faisais partie se sont faites arrêter après avoir rencontré des copains et copines tout juste arrivé.e.s sur Bruxelles.

À partir de là, et dès l’arrêt des véhicules à nos côtés le long du trottoir, les agents de la police fédérale belge, pour certains originaires de Anvers, se sont comportés avec nous de façon arbitraire et humiliante, nous menaçant verbalement et physiquement, plaquant nos visages contre le mur et exerçant des pressions physiques sur certains d’entre nous. Refuser pour une fille d’être palpée par un homme ou protester contre la rudesse du traitement infligé nous a exposé à des coups et des pinces au niveau de la gorge. Les menottes en plastique ont été serrées dans le dos jusqu’au sang de façon à ce que la plupart d’entre nous ait les membres ankylosés. Ils nous ont ensuite assis les uns derrière les autres dans les flaques d’eau, puis ont proféré des insultes et vexations à notre égard pendant près de quarante-cinq minutes, tenant des propos injurieux : «Ferme ta gueule !», «On va faire du sexe avec lui… avec ma matraque» (à propos de moi, en flamand), «Ça fait longtemps qu’elles n’ont pas vu une bite» (aux filles), «Dis au bougnoule de contourner le camion» (à propos d’un passant), «Ici, c’est pas la République, c’est la monarchie. Si ça vous plait pas, retournez dans votre pays !», «Tu ressembles à un clochard» (à propos d’un copain), «Je hais les gens qui ne travaillent pas»…

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Pour la première fois de ma vie, je me suis mis dans la peau des personnes soumises à l’arbitraire des nazis durant la Seconde Guerre mondiale, le droit de mort constituant la seule différence notable. Ils nous entouraient tous, en nous insultant et en se moquant de nous. Nous étions assis à leurs pieds, dans l’eau, les mains entravées et douloureuses, sans que quoi que ce soit ne puisse nous être reproché. Au moment de nous transporter dans le panier à salade, ils m’ont penché en avant et m’ont suspendu avec les mains vers le haut. L’un d’eux m’a mis des coups de genoux dans le thorax, pendant qu’un autre me mettait un coup de pied dans la cuisse. Lorsque j’étais assis dans le bus, le premier m’a mis encore une claque. Un copain belge qui nous a rejoint dans le bus a reçu un coup de poing au visage au moment de son arrestation. Une copine qui refusait de se faire palper par un homme a été jetée au sol, la tête écrasée contre le trottoir, tandis qu’un policier lui palpait ostensiblement les fesses. Ces violences faisaient écho à celles déjà subies par d’autres les jours d’avant : un copain anglais recevant un coup de tête dans le visage pour avoir refusé de se laisser prendre en photo, un copain français frappé contre une table pour n’avoir pas voulu signer un papier reconnaissant des faits inventés de «troubles à l’ordre public», des camarades frappés au visage et à la nuque durant la manifestation du mercredi, etc. Il ne s’agissait pas ici d’abus isolés, étant donné que les faits étaient commis en réunion, au vu et au su des officiers, voire avec leur assentiment.

Une fois parvenues au dépôt de police, les centaines de personnes arrêtées ont été rassemblées dans des cellules de vingt personnes (parmi lesquelles des mineurs d’un mouvement de jeunes juifs antisionistes de gauche), tout d’abord avec leurs affaires, puis amenées une par une à la fouille. De notre cellule, on pouvait voir distinctement les conditions de ces fouilles. Un certain nombre de personnes, dès lors qu’elles refusaient d’être palpées par un agent de l’autre sexe, ont reçu des coups. Une fille a ainsi été plaquée avec force sur la table et a reçu des coups de poings. Nous étions invités à signer un papier en flamand sur lequel nous reconnaissions avoir donné nos affaires et du même coup admettions être les auteurs de «troubles à l’ordre public». J’ai exigé d’avoir la traduction du document avant de signer, mais on m’a enlevé la feuille des mains et signifié de «dégager». Nous étions 26 dans ma cellule. Il y avait plus de 25 cellules de cette capacité (dont une qualifiée de V.I.P.). L’arrêté affiché sur les murs des cellules nous informait qu’il «ne saurait nous être donné un avocat». Nous n’avons eu ni repas, ni eau, malgré nos demandes répétées. Injustice à laquelle beaucoup ont répondu en saccageant l’intérieur de leur cellule (lampes, urinoirs, murs et porte). Légitime révolte face à l’arbitraire.

Ce n’est qu’à 5 heures du matin que nous avons été relâchés, ramenés au camp en bus escortés par des fourgons de police.

Nous vivons des heures inquiétantes. L’extrême-droite reprend du poil de la bête. Le fascisme non seulement n’est jamais mort, mais il revient au galop. Les arrestations administratives signalent que le pouvoir n’a plus à s’embarrasser de formalités, il peut réprimer en silence, embarquer tout-un-chacun sans avoir à s’en justifier. Des passants sont traités comme les opposants politiques. Ils reçoivent du gaz et des coups, juste parce qu’ils sont dans la rue. Dommages collatéraux, ils n’avaient qu’à pas être là : on est mieux chez soi, seul devant sa télé. La rue, c’est juste pour aller travailler et consommer. Les policiers y règnent en maîtres. Les photographes qui veulent montrer l’inmontrable se font agresser par des policiers en civil qui les menacent de détruire leurs appareils. Les médias font l’impasse sur la répression, servent le pouvoir en place, déversent des statistiques insipides et se réjouissent des laspsus des puissants. Aucune info ne perce, tandis qu’à l’ombre on frappe les indociles et on expulse les indésirables. De toute façon, ce sont des parasites. On leur a construit des prisons spéciales et des cellules à part. À force de coups, ils finiront bien par comprendre qu’il faut fermer sa gueule et marcher droit, consommer et produire, être rentables.

Pour la première fois j’ai eu peur. Pour la première fois, j’ai baissé la tête par peur de me faire casser le nez. Pour la première fois, ma colère s’est transformée en haine. Pourtant, j’étais venu par amour. Par amour pour ces gens que l’Europe veut foutre dehors sans raison, juste parce qu’ils sont nés ailleurs ou vivent différemment. Ce que le pouvoir y gagnera, c’est d’avoir face à lui des personnes qui agissent dans l’ombre et qui seront prêtes à tout, parce qu’elles ont tout perdu. Qu’il en soit ainsi, nous ne sommes pas contre. Tant qu’il n’y aura pas de justice, il n’y aura pas de paix.

Dans la nuit du 1er octobre 2010, j’ai perdu ma confiance dans le monde…

Indymedia Bruxelles, 3 octobre 2010.

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